Trois filles de leur mère : du foutre, du sang et de la merde
J’ai longtemps cru que l’orgasme littéraire n’existait pas. Je faisais partie, sans originalité aucune, de ces écoliers dégoûtés et en colère, assommés à coups de “paronomase”, de “litote” et de “Flaubert”. L’excès d’analyse avait annihilé tout plaisir. Jusqu’à Trois filles de leur mère et ses 210 pages d’orgie en appartement.
La baise intello
C’est un amant irrégulier qui me l’a offert. Il s’était donné pour mission de parfaire mon éducation sentimentale. Le bouquin de Pierre Louÿs avait participé de ses premiers émois sexuels ; il me le transmettait comme un témoin : un bout de fantasme très précieux. Poussée par une excitation enfantine, j’ai posé mes mains impatientes sur la couverture cornée. J’ai salué le papier jauni. Et bim, un avertissement en guise de bonjour, un truc frontal et aguicheur : « Avis à la lectrice : Ce petit livre n’est pas un roman. C’est une histoire vraie jusqu’aux moindres détails. […] ». Pierre Louÿs sait recevoir. Autoproclamé metteur en scène du réel, il deviendrait bientôt pornographe. Chaque phrase, chaque mot, chaque caractère revêtiraient une sensualité inattendue. J’associerais les séquences les plus perverses à ce garçon, à ses fesses, sa bite, ses doigts, à lui hier, à lui maintenant, aux choses que nous avions faites et que nous pourrions faire. Lire deviendrait une expérience, un jeu. Un sale petit jeu. Nous appartiendrions à cette parenthèse pornographique, au même titre que ces prostituées, Lili, Mauricette et Charlotte, trois filles de 10, presque 15 et 20 ans, Teresa, leur mère-chef d’orchestre de 36 ans, et que X***, le narrateur de 20 ans, étudiant et homme-objet.
Coucou les bien-pensants
Remettons les pendules à l’heure : Pierre Louÿs a écrit Trois filles de leur mère aux abords de 1910 et René Bonnel l’a publié sous le manteau en 1926. Issu d’un milieu bourgeois, il ne pouvait se montrer plus provocateur qu’avec ce huis-clos irrévérencieux où sang, sueur et sado s’unissent dans la joie. Le langage qu’il emploie est si cru, si franc et si décomplexé que l’on frôle la candeur. Bienvenue dans le monde merveilleux de la transgression. Escorté par les inévitables #masturbation, #voyeur, #barelylegal, #teen, #firsttime et #MILF, ici, le roi c’est l’#anal et les mille possibilités qu’il sous-entend. Le tag parfait de nos héroïnes.
“Si je n’en avais pas envie, tu mériterais que je me rhabille.
– Envie de quoi ?
– Que tu m’encules ! fit-elle en riant. […]”. (p. 13)
Si la sodomie est devenue l’une des “normes” du porno contemporain et une pratique qui s’extrait peu à peu de la case des tabous, il y a un siècle, c’était couillu d’en faire l’éloge en évitant les métaphores. Cette merveilleuse ode au trou du cul ne m’a pas dérangée, au contraire. Elle va néanmoins de pair avec l’inceste et la prostitution infantile… Deux dérives répréhensibles que Pierre Louÿs présente ainsi, se posant en joyeux ethnologue plutôt qu’en juge.
Au mauvais fappeur
Teresa a initié ses filles au sexe dès leur plus jeune âge. Les putains, elles ne savent faire que ça, c’est leur arme pour survivre. Elles partagent tout, se touchent les unes devant les autres, se lèchent, s’insultent, et bien pire encore. Manipulatrice et omnisciente, cette maman-sorcière est décrite comme une déesse qui façonne les autres à son image. Une businesswoman irrésistible qui vend les charmes de ses gosses et connaît les corps sur le bout des doigts.
“Une heure auparavant, j’avais cru que Mauricette serait l’héroïne de mon aventure… Sa mère m’enflammait dix fois davantage. Elle le comprit mieux que moi, se coucha sur mon désir et sûre de sa puissance, caressant des poils et du ventre ma chair éperdument raide, elle eut l’audace de me dire :
“Veux-tu encore Mauricette ? Elle a un petit béguin. Elle se branle pour toi. Tu avais envie de la retenir. Veux-tu que j’aille la chercher ? que je t’ouvre ses fesses ?” (p. 22)
Certaines scènes interdites m’ont surprise, mais jamais choquée au point d’arrêter la lecture. Pourquoi ? Parce que Pierre Louÿs jongle entre impertinence et vertu. Caché derrière X***, il commente, s’auto-censure parfois et nous rappelle souvent le caractère fictionnel de son œuvre. Il dépasse les limites pour mieux nous faire réagir.
“Concevez l’âge de Mauricette, sa précocité, son ardeur… Imaginez par-dessus tout le sentiment illimité qu’elle devait avoir de son sacrifice ! et combien… Mais pourquoi vous le dire ? Vous ne m’avez déjà que trop condamné !” (p. 145)
Le décor unique et intime, un appartement-prétexte dont on imagine mal la géographie, est comparable au petit coin de nos cerveaux réservé aux fantasmes. Abstrait et secret. Impénétrable. En filigrane, on nous dit : ce qui a lieu dans ce roman restera dans ce roman. Les portraits attachants des héroïnes suscitent aussi une drôle d’empathie.
Pierre Louÿs : précurseur du gonzo
Trois filles de leur mère est construit en diptyque. Les cent premières pages sont tour à tour consacrées à Mauricette la provocante, Teresa la stratège, Lili la téméraire et Charlotte l’influençable, à leur parcours, leurs préférences et leur lascivité, tout ça à travers le regard avide et tendre de X***. C’est le temps des répétitions. Les cent suivantes mettent en place la pièce de théâtre, une partouze chorégraphique où les règles morales se dissipent au profit des règles du jeu. Ils s’exhibent, on examine.
“À la fin du spectacle, dépucelage solennel de Mauricette devant l’honorable assistance. La jeune sauvagesse se présentera en levrette…” (p. 164)
Pierre Louÿs utilise déjà les codes du gonzo, journalisme et porno. Comme Charles Bukowski qui avait son Henry Chinaski, il trouve dans son narrateur anonyme, désigné par la très appropriée lettre X***, un alter ego. Il s’exprime donc à la première personne, nous offrant ses yeux, son cœur et sa queue, et la foule de sensations qui vont avec. Une expérience. Il nous répète que son récit est véridique, mariant figures de style romanesques et réalisme de carnets de voyage. Avant-gardiste, il interpelle la lectrice plutôt que le lecteur et ne lésine pas sur les détails vulgaires, donnant vie à ses aventures sexuelles. Le vocabulaire peut être désuet [exemple : par “gousse”, entendez “lesbienne”], mais ce côté vintage souligne d’autant plus la folie et la modernité de Trois filles de leur mère et n’a pas fini de me fasciner, moi, enfant de la génération Youporn.
Trois filles de leur mère sur Wikisource.
le livre est très facile à lire. Mon passage préféré est ce long dialogue avec Charlotte qui a tant de peine.
J’ai eu le ***heur de tomber sur ce livre dans les bouquins que mon père planquait dans son armoire, je devais avoir entre 12 et 14 ans et c’était le dernier bouquin qu’il me restait à lire après les Délic, et autres Manara, les Emmanuelle aussi.. le seul avec des mots, et des pages beaucoup. La lecture fut suante tant que dégoûtante et enivrante. Je ressens encore le malaise et mon agitation fiévreuse, mes mains tremblantes, le sang aux tempes.. Putain que ce bouquin m’a rendu fébrile et a pourri une partie de mon adolescence, quelle émotion. Merci Pierre Louÿs d’avoir hanté mes nuits, ne comprenant pas tous les mots et la partie de scrabble qui se jouait devant mes yeux, merci pour la fièvre et la honte, je ne sais pas quoi penser de toi, tu me retournes encore le cerveau, la preuve, ne suis-je pas sur le TagParfait ?
Le recueil « Oeuvres érotiques » de Pierre Louÿs a été réédité il y a pas longtemps, et l’ouvrage entier est un délice de perversité. L’auteur a touché à tous les styles : sonnets, chansons, prose, pièces… Le tout bandant à souhait.
Super article, et super commentaire de Siméon qui m’a sur-motivé à aller à la bibliothèque prendre le fameux recueil « oeuvres érotiques ». Ça, c’est fait. Assez salé, en effet, l’écrit de Louys… Pas facile à lire au parc en face des mamies.
Beh Monga, moi qui m’attendais à du Apollinaire, beh finalement, pas du tout… C’est foutrement foutre et j’dirais même pour certaine pauvre petite âme qui n’ont pas le coeur et l’esprit bien attaché de passer leur chemin sur ce bouquin.