B.Sensory ou la lecture érotique augmentée
Christel le Coq est entrepreneuse et s’est mise comme mission d’augmenter la lecture érotique. A la tête de la start-up B.Sensory, elle développe en ce moment un sextoy connecté qui, associé avec une tablette ou un smartphone, devrait propulser la lecture dans de nouvelles sphères masturbatoires. Si le succès de 50 Shades of Grey a démocratisé la romance érotique, il n’a pas pour autant changé les moeurs en profondeur. Développer un tel projet dans un univers masculin ressemble à tout sauf à un parcours de santé… Rencontre avec celle qui veut bousculer la lecture érotique.
Comment t’es venue l’idée de lier masturbation et littérature par la technologie ?
Pendant 6 ans j’ai été associée dans une start-up, bookBeo, dont l’idée de départ était de créer des livres « vivants » et de proposer grâce aux smartphones de nouvelles expériences de lecture, de découverte, de partage. En 2012, nous avons édité la première BD coquine « hybride » imprimée/animée intitulée Samedi soir, Dimanche Matin (dessinée par Jérôme Daviau qui a ensuite travaillé avec Ovidie). Dans cette BD, des QR Codes permettent de découvrir sous forme de séquences animées ce qui se passe vraiment dans la tête des personnages. Comme j’étais convaincue du potentiel de ce marché et de l’intérêt de marier contenus et technos, j’ai continué à réfléchir et à regarder de manière pragmatique les grandes tendances : le succès de la romance érotique, la banalisation des sextoys, l’arrivée des objets connectés. Je me suis alors aperçue qu’aucune offre n’associait pour l’instant lectures coquines, smartphones et sextoys. D’où le concept B.Sensory « lisez, vibrez » !
Concrètement comment ça marche ? Le sextoy tient tout seul pendant qu’on lit ?
Notre premier sextoy sera une sorte d’oeuf vibrant. Il sera connecté en bluetooth à une application qui permettra d’acheter, télécharger et lire des contenus érotiques (format epub « classique » ou vibrant). L’application pourra également être utilisée uniquement en mode télécommande pour des jeux en solo ou en duo. Une fois installé, l’oeuf se déclenchera au fil de la lecture suite à différentes interactions avec le mobile. Exemple, lorsque la lectrice arrivera à un passage particulièrement torride, les lettres seront effacées ou dans le désordre, il lui faudra alors secouer son smartphone pour faire apparaître le texte. Cette action suffira à déclencher les vibrations, comme le fait de lire une vidéo, un contenu audio…
Parmi la gamme de sextoy proposée, peux-tu nous expliquer en quoi consiste un sous-vêtement connecté ?
Je voulais traduire cette idée que « les mots sont des caresses ». Via les sous-vêtements connectés nous pourrons procurer ce type de sensations et peut-être même du chaud, du froid. Nous envisageons aussi d’adapter les « vibrations » et les contenus en fonction des informations monitorées via les vêtements et l’application comme le rythme cardiaque ou l’élévation de la température. Dans l’idéal je voudrais proposer un body et un caleçon connecté pour que les filles (et les garçons !) puissent aussi jouer avec cette télécommande !
Le lecteur pourrait-il avoir la possibilité de contrôler lui-même les sensations ? De construire son propre scénario vibratoire si certains passages d’un livre lui plaisent plus ?
Toutes les fonctionnalités ne seront pas disponibles au lancement de l’application mais nous avons effectivement prévu que le lecteur puisse à n’importe quel moment prendre la main sur le sextoy, rejouer des séquences, modifier le type et l’intensité des vibrations. Nous proposerons aussi des scénarios que les lecteurs pourront personnaliser avec leurs photos, sons, vidéos…
Comment les textes sont choisis sur la plateforme ?
Nous avons rencontré plusieurs éditeurs spécialisés très intéressés par notre plateforme pour diffuser des titres existants en mode classique et surtout « vibrant ». Cette première étape va nous permettre d’avoir rapidement des contenus variés et de qualité. Parallèlement, nous travaillerons avec eux et des auteurs à la création de contenus spécifiques « B.Sensory » qui exploiteront au maximum les possibilités offertes par la plateforme et l’application. C’est vraiment important pour nous d’innover y compris dans le domaine éditorial et de proposer de nouvelles formes de narration. Il y a aura aussi régulièrement des concours de nouvelles avec une vraie volonté de trouver de nouvelles plumes coquines !
Parmi les lectures que tu proposes, pourrait-on retrouver les « classiques » de la littérature érotique ?
Nous avons effectivement prévu une rubrique dédiée aux auteurs érotiques « classiques » comme Apollinaire, Sade, Louÿs, Hugo,… Cela me parait essentiel, ne serait-ce que pour montrer que la poésie de Maupassant était beaucoup plus pornographique que le plug anal de McCarthy !
Le lecteur pourra-t-il soumettre des suggestions d’ouvrage ?
Oui, nous misons beaucoup sur les retours, les commentaires, les suggestions de notre « communauté ». Nous avons mis en place un club de lecture qui compte une centaine de membres. Ce club a déjà été sollicité pour élire le « coup de coeur » de notre premier concours de nouvelles et dans les mois à venir il sera régulièrement interrogé sur les contenus, sur l’offre, sur ce que les membres aimeraient lire, trouver dans l’application.
Est-ce qu’on peut imaginer le même principe avec des sextoys pour homme ?
Oui, mais j’avoue que pour l’instant, hormis le caleçon, je ne suis pas très inspirée par la création d’une vaginette connectée à notre application. Et puis les hommes lisent beaucoup moins que les femmes alors nous allons leur donner la priorité et faire en sorte que notre gamme de toys, via les jeux à deux puissent satisfaire un maximum d’utilisateurs !
Est-ce que le eye-tracking sera un jour proposé ? Est-ce techniquement faisable ?
C’est dans notre road map. Nous allons continuer à étudier ce qui est, sera, techniquement faisable sur les smartphones/tablettes dans les mois à venir mais pour l’instant c’est trop tôt. Nous réfléchissons aussi à ce que nous pourrions imaginer à partir de vrais livres et de lunettes connectées, mais ma priorité reste de sortir le plus rapidement possible un bel objet, fiable, associé à un service de qualité.
Tu viens de Brest et tu as décidé de développer le projet en privilégiant les emplois locaux. Est-ce un choix stratégique ou militant ?
Les deux ! À Brest et plus généralement en Bretagne, il y a absolument toutes les ressources nécessaires pour faire aboutir ce projet : des écoles d’ingénieurs, des fabricants de cartes électroniques, des plasturgistes, des designers, des développeurs,… C’était une évidence pour moi d’essayer de fabriquer ici plutôt que d’aller directement en Chine. Idem pour les vêtements, nous avons la chance d’avoir en France une entreprise leader dans le domaine des textiles connectés, Cityzen Sciences, pourquoi aller chercher plus loin ? Ce choix militant est aussi stratégique car le made in France est un argument commercial, un gage de qualité.
Tu as présenté B-Sensory au Start-up Contest du Web West Festival, il s’est passé un truc assez hallucinant avec le jury, tu peux nous raconter ça ?
Oui, avec du recul j’en rigole mais sur le moment j’étais furieuse ! Avant l’annonce du résultat, le jury a commencé par préciser que le projet B.Sensory avait été écarté des délibérations au motif qu’il n’y avait que des hommes dans ce jury et qu’il n’était donc pas compétent pour juger du potentiel et de l’intérêt du service ! Que l’on me dise qu’il me manque un prototype pour convaincre ou que mon business modèle n’est pas pertinent, ok, je peux l’entendre, je suis la première à dire que j’ai encore tout à prouver. Mais qu’en 2014 un jury masculin ne puisse pas évaluer un projet de « femmes » et soit dérangé par le sujet du sextoy, là, pas d’accord ! Le plus drôle c’est qu’en off, bon nombre de ces messieurs sont venus me dire que j’étais assise sur une mine d’or. Mais ils ont préféré faire gagner une pompe à bière connectée, ce qui est effectivement un produit beaucoup plus viril ! L’organisateur a reconnu que la présence d’une ou plusieurs femmes dans le jury aurait changé la nature des discussions. Je n’aurais peut être pas gagné mais il y aurait eu un débat. A noter, la West Web Valley organise le Startup Contest du Web in Lorient le 6 novembre et cette fois je pourrai tenter ma chance devant un jury… mixte !
Des réflexions dans ce genre tu en rencontres souvent ? Est-ce que le milieu des start-up est machiste ?
Non, je ne crois pas. Dans la sphère professionnelles les réactions négatives auxquelles je suis parfois confrontée sont plus liées à une forme de puritanisme qu’au machisme. Je pense même qu’être une femme est un vrai avantage pour porter ce projet. Un homme aurait sans doute été rapidement classé dans la catégorie des pervers ! En revanche j’ai été très surprise par certaines réactions sur Facebook ou via des messages Twitter. Je ne pensais pas qu’au 21e siècle, en France, des hommes pouvaient se sentir à ce point menacés par les sextoys. Un homme m’a écrit qu’avec des idées comme B.Sensory qui vise à remplacer des hommes, des vrais, par du plastique, je participai à accélérer la fin du monde. Rien que ça ! Certains hommes voient encore le sextoy comme un concurrent, et la masturbation féminine leur pose un grave problème d’égo. Se masturber devant un porno ou sous la douche, pour eux c’est normal, qu’une femme se donne du plaisir en lisant des textes érotiques, c’est forcément une mal baisée !
Quelles sont les autres difficultés que tu rencontres quand tu proposes un projet lié au sexe dans un environnement où le business est finalement assez puritain ?
Le principal problème concerne les recherches de financement public de type BPI. Quand mon banquier m’a demandé ce que j’allais vendre exactement, il s’est calé au fond de son fauteuil pour me dire « vous savez, on ne vous aidera jamais ». Ce qui est drôle c’est qu’une banque ayant eu des amendes records me dise qu’elle ne m’aidera pas car mon business n’est pas éthique ! La bonne blague !
Tu as déjà réalisé un premier tour de table au près d’investisseurs privés, que te manque-t-il pour te lancer concrètement ?
J’attends d’avoir un prototype fonctionnel pour lancer début 2015 une pré-vente de 1000 kits en crowdfunding. Cette étape nous servira de « proof of concept » et nous permettra de financer la fabrication. En parallèle, nous devons développer la plateforme, l’application, travailler sur les contenus,… et nous préparons déjà un second tour beaucoup plus important que le premier qui était vraiment celui de la « Love money » et qui aura pour objectif le déploiement du service à l’international avec un objectif (un rêve ?) de présentation du body connecté au CES à Las Vegas en janvier 2016.
Un peu tard, mais woah, c’est super intéressant !
Les projets du genre me fascinent, j’espère de tout cœur que ça marchera !