Top Chef 2015 : too many cooks, too many cocks
Au semestre dernier sur M6, était diffusé Objectif Top Chef, succédané plus intimiste de la grandiloquente émission éponyme. Un chauve dominateur (Philippe Etchebest), strict mais juste, passait son temps à déguster, avec force ralentis dramaturgiques et effets sonores appuyés, les délices de jeunes hommes et jeunes femmes soumis à son indiscutable pouvoir de considération. Lui seul décidait du futur de ces partouzeurs de la cuisine : qui aura assez de talent pour faire l’amour aux papilles gustatives d’une audience future ?
Une par une, les figures imposées, des jeunes dynamiques et emplis d’espoir, passaient par tous les états : joie éphémère, doutes profonds, angoisse de la première fois, déception carabinée. Sous les feux des projecteurs, le cuistot n’a pas le droit à l’erreur, au jeu de mains maladroit, à la position confuse… Il doit faire le show et mériter son tablier, provoquer l’éjaculation de l’impitoyable grand chef, perdre son pucelage. Le ludisme naît de cette enfilade de clichés rappelant le scénario d’un banal film érotique soft : des grands baiseurs en devenir jusqu’ici plein de candeur, une pornstar absolue au centre, charismatique et dictatoriale, passant d’un corps à un autre sans émotions, un rythme répétitif où les quelques parenthèses, portant sur l’existence des candidats, seront vite passées en avance rapide pour mieux laisser place à l’étalage de bouffe…
Objectif Top Chef, ce sont des préliminaires. Une façon de sélectionner les grands espoirs de la cuisine gastronomique, ceux qui ont le plus de charisme, le tempérament le plus juste, les gestes les plus adroits et sauront se foutre sur la gueule au moment du vrai Top Chef, dont la nouvelle saison début ce soir. Ceux-là même qui savent caresser le palais avec modération et tact. Adieu les éjaculateurs précoces, les artistes bordéliques, les pleureuses : ne restent que les pros, les purs et durs, innocentes victimes d’une société de la bouffe où l’homme est un loup pour l’homme. Mais le loup, c’est surtout toi, moi, nous autres spectateurs, à nous lécher les babines face à tant de digressions culinaires.
Il faut dire que le budget est là. La food tv transfigure la conception d’une omelette en film de Michael Bay, en œuvre bourrée d’artifices visuels et d’émotions exacerbées. Tout ce que nous voulons, c’est du cliché, de la chair/chère offerte, et des explosions de saveurs. La bande sonore était composée des farandoles épiques de Hans Zimmer, l’histoire était une succession de petits drames et d’instants de grâce olympique. Suspens insoutenable, climax, course contre la montre à la 24 heures chrono… Top Chef puise dans toutes les ressources du spectacle hollywoodien pour mieux nous faire bander.
Et quand il s’agit de la pâtisserie, c’est plus beau encore. Captation très fétichiste de la bouffe, décortiquée sous tous les (gros) plans et par le prisme d’une photographie superbe, nombreux détails quand à la préparation du coup parfait, sans oublier l’attrait sexuel évident de la gourmandise…La pâtisserie est indissociable de l’imaginaire sensuel collectif. Elle renvoie à des vignettes symboliques où l’on imagine la femme solitaire, dans son foyer, se pervertir en dévorant le sourire aux lèvres l’onctueuse crème qui déborde de son éclair au chocolat.
La pâtisserie fait fi de toute censure: on y bouffe à pleines dents des religieuses…Il y a fétichisme puisqu’il y a exagération de l’objet-bouffe, plus élevé que tout, sublimé. La bouffe, de besoin naturel, devient un art de la contemplation. La caméra, tournoyant, ne quitte pas les plats du regard, l’objectif les lèche et les relèche inlassablement, le gâteau est mis en lumière comme une star de cinéma, et la recette finalement importe peu (elle est dévoilée très rapidement), c’est sa mise en images qui devance tout. Le succès de la junk tv, comme celui de la pornographie, renvoie aux définitions premières du fétichisme : l’adoration, le culte, l’idolâtrie. Oui, sexualité et bouffe forment une religion. On se cale devant Top Chef comme par rituel. Sans vraiment l’avouer. Tout en sachant que nous balancer autant de mets à la gueule sans en faire profiter personne, ce n’est vraiment pas très catholique.
Outre-Atlantique, le boss incontestable se nomme Gordon Ramsay. Coiffure de gentleman de la nique, physique imposant, art de la punchline et de la critique virulente qui fait mal aux fesses, Ramsay est un démiurge de la cuisine, auréolé de plusieurs étoiles. Il n’hésite pas à conseiller à ses « clients » d’aller se faire mettre. C’est un adepte du « fuck you ». La France va l’imiter en reprenant plusieurs de ses astuces d’entertainner : le phrasé implacable, le compte à rebours, l’exubérance visuelle…
Sans oublier ces intermèdes où les vrais de vrai (Cyril Lignac et compagnie) friment en mettant en scène leurs propres recettes. Il est amusant de constater que food tv et pornographie respectent la même logique narrative. Le même plat est cuisiné plusieurs fois, chacun y ajuste sa personnalité, il y en a pour tous les goûts (esthétiques, gustatifs, etc) et ne compte finalement que le plaisir. Plaisir de soi, plaisir de se montrer, plaisir de montrer et plaisir voyeuriste de regarder…
L’objectif est d’ailleurs de voir son propre bouquin de cuisine, sorte de roman érotique de la boustifaille, être publié. Là encore demeure cette fascination pour l’image, pour l’apparence, pour la création de son propre personnage, qui se doit d’être physiquement comme professionnellement impeccable. Un cuisinier qui ne serait pas charismatique et se contenterait de caresser sa carotte, ce n’est plus envisageable. Désormais, il doit avoir sa place aux fourneaux comme sur le calendrier.
La perversion (narcissique, entre autres) fait le sel de Top Chef. Le sadisme que l’on met en pratique quand il s’agit d’applaudir l’éviction d’un cuisiner trop faible, la satisfaction ressentie lors de la victoire du « favori », les railleries que l’on portera à la confection des plats, comme s’il s’agissait de commenter l’aspect physique de l’individu. La (ré)jouissance nait de là. On se délecte de ce plaisir facile. Les mauvaises langues diraient qu’il s’agit d’un plaisir honteux. Mais la masturbation est-elle encore un tabou ? On rappellera aux amnésiques l’existence de ce fabuleux épisode de South Park (S14E14) où Randy Marsh se tire la nouille devant les programmes coquins les plus diffusés du câble, les émissions culinaires. La food tv est le nouveau porno, et, en phase post-branlette, on rêve, comme Randy, de faire pareil, de passer à l’acte. La crème fraîche, base d’une majorité de plats, a remplacé le sperme en terme d’évocation sexuelle.
Evidemment, il y a là une dimension très farcesque, ridicule, pathétique. Mais aussi une sorte de philosophie relative à un certain cinéma pornographique, c’est à dire le sens de la parodie, de la dérision et du second degré. On regarde Top Chef, et, peu à peu, on assume, et on s’assume. Et, mine de rien, on se surprend à concocter de bons petits plats. Pour réjouir autrui. On devient hédoniste. Demeure pourtant une certaine appréhension.
Comme le rire de Bergson, la cuisine est devenue ce mécanique plaqué sur du vivant. Ressorts scénaristiques recyclés, séquences éculées, personnages-stéréotypés (le rigolo, le poète maudit, le beau gosse, le gentil, le distant, le kid), la recette est connue de tous et implique une assimilation instinctive des codes. Plus que cela, la cuisine de Top Chef répond à une nécessité de la compétition. La baise automatique du porno standard est remplacée par les mouvements robotiques associés aux concoctassions des petits plats. Les mectons sympatoches et les filles trop fragiles s’y brûlent les mains, repartent en chialant lors de purs instants mélodramatiques. Seuls subsistent les compétiteurs. Ceux qui savent « enchainer » sans répit et reçoivent les meilleures notes. A force, le jeu perd de son âme. Ne restent que des prédateurs. Appâtés par la domination. Ils ont reçu les conseils des grosses pontes du métier, les ont imitées, ont accepté leurs critiques. Désormais, ils veulent devenir les stars du porn, prendre leur place, leur faire la nique. C’est à celui qui aura la plus grosse bite. Too many cooks, too many cocks. Une nouvelle génération est là et elle a les dents longues. À vos spatules, et que le meilleur gagne.
On rappellera alors à ces machines de guerre ce qu’est la cuisine: une (ré)création perpétuelle. Une passion sincère. Une générosité à toute épreuve. Du temps de vie dépensé pour l’amour de soi et l’amour d’autrui, en s’adaptant en permanence à la sensibilité de celui qui va goûter vos mets, « vous » goûter », ce qui n’est pas sans rappeler l’échangisme. Un concept très peace and love, finalement.
Ou, pour citer pêle-mêle l’illustre Gordon :
Cooking is about passion.
I cook, i create, i’m absolutely exciting by what i do.
I’ve got nothing to hide.
Amen.
Aucun commentaire. Laisser un commentaire