Apollonia Saintclair : « Notre espèce devrait s’appeler Homo Sexualis »
On peut difficilement faire un tour sur Tumblr sans ignorer les dessins d’Apollonia Saintclair. Un peu comme les gifs de Stoya et James Deen, son œuvre fait désormais partie intégrante de cet univers, rebloguée à foison – et à juste raison. Les dessins d’Apollonia sont aussi sexuels qu’insaisissables, entre références symboliques au grand art comme à la culture populaire, réalité ou fantastique et science-fiction, sexualités extrêmes et tendresse au parfum de vanille. Quoi qu’il se passe, le mystère flotte dans l’air. Ce trait si sûr, presque abrupt, nous fait vaciller et titille salement notre curiosité. Un peu intimidé, on a pris nos miches à deux mains (au moins) et on est allé lui poser quelques questions, tout en prenant soin de préserver l’équilibre précaire de ce mystérieux qui lui va si bien.
Que représente Apollonia Saintclair ?
C’est un nom et, comme tous les noms, c’est un masque. Dans mon cas c’est celui derrière lequel se cache quelqu’un qui ne désire pas spécialement apparaître au grand jour. Je peux comprendre que c’est devenu un fantasme pour certains – bien que je ne cesse de répéter que seuls les dessins comptent vraiment et que l’on peut sans autre oublier leur auteur… Mais la réponse à ta question appartient finalement plutôt à ceux qui s’intéressent à ce que je fais…
Comment est venu le thème érotique ?
Pour moi, le plaisir esthétique et le désir érotique sont intimement liés. Je n’en connais pas la raison, mais c’est dans ces deux domaines que mes émotions arrivent à leur paroxysme. Il était donc naturel de les marier en une seule activité. Il y a une parenté évidente dans la sensualité d’une courbe tracée sur le papier et dans celle d’un sexe érigé.
Le sexe est-il un thème inépuisable ?
De toute évidence sinon l’humanité se serait éteinte depuis belle lurette… Le sexe, revu, corrigé et libéré par la conscience des contingences de la reproduction, est si important que notre espèce devrait en fait s’appeler Homo Sexualis au lieu de Homo Sapiens… De plus la sexualité est un miroir révélateur de l’âme humaine. Au-delà du plaisir immédiat et somme toute bien innocent, c’est surtout ce petit théâtre intime où toute la violence de l’existence et de la coexistence s’exprime sans fard. Il n’y a donc aucune limite et aucun risque de se répéter si l’on s’intéresse à ce thème…
Quelles sont vos inspirations ?
Elles sont trop nombreuses pour être citées… surtout en littérature. Je suis une omnivore. Évidemment, en dessin, il y a Moebius et Manara, puis Beardsley et Finlay et bien sûr Leonardo et Caravaggio. C’est aussi ce que j’aime avec le fait de partager mon travail : de dessin en dessin, je découvre de nouveaux créateurs et leur œuvre, simplement parce que des admirateurs font des rapprochements et me donnent envie d’aller découvrir s’il existe des similitudes.
Pourquoi faire de l’encre souvent sans couleur ? Pourquoi n’apparaît-elle qu’épisodiquement? Et pourquoi, souvent, du rouge ?
La raison la plus évidente est parce que je suis une novice et que travailler en noir et blanc me permet de me concentrer sur moins de paramètres à contrôler. Mais il y plus que cela : probablement que le noir et blanc correspond tout simplement mieux à la manière que j’ai de percevoir le monde. Je cherche instinctivement des contrastes forts, des silhouettes marquées, la réduction d’un chaos naturaliste vers une abstraction. Et si j’utilise de la couleur, c’est toujours de manière conceptuelle, afin de créer également un contraste significatif.
On voit souvent des animaux dans vos dessins. Au-delà de l’animalité liée au sexe, ils évoquent les métamorphoses d’Ovide. Quel sens donnez-vous à cette présence animale ?
Nous vivons à une époque fantastique, complètement hétérogène : si je dessine une femme à tête de chat, s’agit-il d’une scène de bestialité, de Catwoman ou d’une déesse égyptienne? Je pense que c’est tout cela en même temps. C’est en fait l’expression de notre esthétique multicouche contemporaine. Nous portons des archétypes enracinés profondément de notre inconscient collectif, le reliquat de toutes les marées de l’Histoire, que j’emploie comme un alphabet pour éveiller des sentiments, des associations, tout un monde submergé qui n’attend qu’une incitation pour faire surface et donner des ailes à notre imagination.
Vos dessins me racontent une histoire, cristallisée dans un instant fécond, mais le mystère reste entier. Je suis incapable de voir ce qui se passe avant où après. Pensez-vous un jour faire des dessins narratifs ?
Si j’en trouve le temps peut-être… Je ne sais pas encore si je suis taillée pour le roman graphique, je me contente de nouvelles pour le moment. Et puis j’aime beaucoup créer des réserves de fiction dans mes images, laisser des indices, des vides, qui en appellent à l’imagination du spectateur.
On oscille parfois entre les scènes symboliques à des scènes plus contemporaines et quotidiennes. Comment faites-vous pour passer d’un univers à un autre ?
Je suis une adepte du réalisme fantastique. Il y a dans tout ce qui nous entoure une clé de lecture magique. Non pas parce que la magie est réelle, mais parce que notre accès au monde est par définition symbolique. La réalité dépasse la fiction parce que nous ne voyons la réalité que par le filtre de la fiction. Nous ne pouvons comprendre le monde que par la lentille de notre expérience culturelle, qui est constituée en bonne partie d’un savoir acquis au cours des âges. Chaque histoire peut être racontée dans un mode différent, mais le noyau est identique. Que l’on raconte Le petit chaperon rouge comme Perrault ou comme Jonathan Demme dans Le silence des agneaux, le fond reste le même.
Comment choisissez-vous les titres ? Ils sont toujours excellents.
Je choisis mes titres par association au cours de la composition de l’image, quand j’essaie de comprendre ce que j’ai vraiment en tête, ce qui me titille réellement dans une idée de dessin. Très souvent c’est un titre provisoire que j’adapte lorsque j’ai terminé et que j’ai eu le temps d’apprivoiser l’image durant l’encrage, qui est aussi une forme de méditation. La recherche d’une traduction en deux langues fait aussi partie du processus. Les titres complètent le dessin, ils offrent des pistes, pas forcément obligatoires, mais utiles dans cette espèce de dialogue que l’on établit avec ce que l’on voit.
Vos dessins ont-ils plusieurs niveaux de lecture comme les titres ?
J’espère que c’est le cas… Je n’ai pas la prétention de savoir ce qui se passe dans la tête de mes admirateurs, mais je pense que c’est une des choses qu’ils apprécient probablement. Il y a bien sûr toujours plusieurs images dans une image – même dans la photo porno la plus basique -, mais ce qui fait la différence, c’est si un dessin vous offre la possibilité d’y lire votre propre version d’une histoire, s’il vous fait fantasmer à jet continu. La plupart du temps, je travaille impulsivement, le projet prend forme à mesure que je compose l’image. Je ne comprends pas consciemment tout ce qui est contenu dans ce que suis en train de faire, je me contente de suivre aveuglément ma boussole intérieure. C’est lorsqu’un dessin est terminé que je découvre souvent à ma propre surprise que la scène fait référence à quelque chose de très connu, comme si j’avais absorbé un type et que je l’avais reprojeté sur le papier en employant un filtre personnel. Dans Les femmes de Carlos (The Eye watching his women) par exemple, j’ai commencé le dessin en partant d’un espère de fauteuil dont la forme me plaisait parce qu’elle me rappelait un autel sacrificiel inca, mais en velours au lieu de pierre. Cela m’a mené aux intérieurs et aux nus de Carlo Molino, un designer italien de l’après-guerre que j’adore. Une fois que l’image était publiée, je me suis soudain rendu compte que j’avais en fait dessiné une version profane un peu kinky du thème de la Crucifixion, avec Marie et Madeleine à genoux, éplorées, au pied d’un Christ absent, mais avec le Saint-Esprit perché dessus… Conclusion : il n’y a que les censeurs et les puritains pour ne voir qu’un niveau de lecture dans une image…
Pourquoi avoir choisis Tumblr comme plateforme pour partager vos travaux ?
D’abord par hasard : je cherchais des images de référence sur le net et je finissais régulièrement sur des pages Tumblr. Ensuite, dès que j’ai commencé à publier des dessins, j’ai pu apprécier son ergonomie, sa simplicité d’usage et sa réactivité. Mais ce que j’aime par-dessus tout c’est l’esprit de liberté qui règne – encore – sur Tumblr. Beaucoup d’autres plateformes, comme Facebook, deviennent de plus en plus frileuses et délèguent la tâche de censurer sans discernement à leurs utilisateurs, ce qui à mon sens est la mort de tout forme de création artistique. Je ne pense pas que l’on aurait une Chapelle Sixtine ou les nus de Schiele si on avait laissé à n’importe qui le pouvoir de censurer à tout va… Tumblr reste ma plateforme préférée parce qu’elle mêle sans complexe le sacré et le profane, la culture établie avec les effluves de caniveau, l’horreur et les merveilles. C’est une espèce de port franc interstellaire où Grünewald peut boire un verre à la même table que Mickey, Charlie Manson et Sasha Grey. Quand je me promène sur Tumblr, j’ai l’impression de sentir le pouls de la réalité passée, présente et future.
Tes dessins sont encore plus intéressant et bien fait que ce de vous maitres! Felicitations, et mes excuses pour ma pénible grammaire…. Allez!!! Sincerement,
Guilherme Garcia_
« Elle » ? Pas sûr…