Klaus Pichler : Project one third
Se lasse-t-on du porno ? Se lasse-t-on de la bouffe ? Il y a sûrement des acteurs pornos qui vont déculotter de la débutante comme de vieux critiques culinaires vont tester leur millième restaurant trois étoiles : « après, j’arrête ». Mais, somme toute, n’est-ce pas avec le même désir ? Bien sûr que les corps lassent, que la bouffe pourrit ; et on regarde passer les gloires anciennes du porno comme on jette un reste de pièce montée qui était délicieuse mais vraiment, trois jours de frigo, non, il n’en fera pas un de plus.
La figure de style dite « parallèle » fait qu’on peut trouver un grand nombre de coïncidences entre deux sujets sans jamais les faire se rejoindre, sauf dans l’infini (et on a beau dire, ça fait loin). Le parallèle entre le porno et la bouffe est souvent évident, comme mettre la tête de Yoda sur le corps de Hulk. Somme toute ils sont verts tous les deux et ils ont de grandes capacités – mais pas du même ordre.
Le porno c’est comme un plateau de soixante sushis ou un saladier de chips : tu n’attendais que ça, et une fois le désir assouvi, ça te dégoûte un peu. Alors que tu t’es réveillé avec une telle faim de loup que tu te serais presque siroté un verre de saindoux tiède à la paille tellement tu as envie de « faire gras », une fois douze tartines beurrées englouties, tu as envie de cacher le beurre – et pareil pour le porno : ce même matin tu te lèves avec le courage d’un Samson du cul, mais passé le premier tirage d’élastique, tu refermes les douze fenêtres de sites spécialisés ou attendent des vidéos pré-chargées de Dalilas émoustillées à gros seins bien décidées à tout te donner – ou te prendre.
Aller dans un grand restaurant exige le même soin que rencontrer une femme (ou un homme, voyez la proposition qui a votre préférence) que l’on désire depuis si longtemps : on s’y prépare, on angoisse, sans être tout à fait certain que l’on y prendra le plaisir escompté. Il y a cette pulsion – « ça va être sale, elle va prendre cher (la blanquette) » – qui est suivie de ce sentiment vague de désarroi – « trop vite, trop sérieux, trop stressé » – avant que, bien sûr, ne tombe cette terrible envie de dormir. (Digestion d’un côté, hormones de l’autre.)
Tout fantasme anthropophage ou christique mis à part dans ce qui va suivre, le corps pornographique est une nourriture : on en alimente notre esprit avec le même soin qu’on se gave de tout ce que ne recommande surtout pas le PNNS ; en se disant, pour conclure « oh, ça ne peut pas faire de mal, une fois de temps en temps… ». La frénésie, parfois, n’est qu’une manifestation d’une crainte de manquer ; et l’on jouit comme on mange, on baise comme on bâfre, avec le tourment compulsif que ce qui est pris n’est plus à prendre, ni à rendre : on ne craint plus les excès quand ils sont notre quotidien ; d’ailleurs ne serait-il pas inédit de les qualifier d’excès, tant qu’on n’en détermine pas les caractères excessifs ?…
A notre époque où il est malsain, voire, anti-écologique de gaspiller de la nourriture (« et les enfants qui meurent de faim, ils en voudraient pas du bon bortsch de tatie Josette ? », etc.), Klaus Pichler décide de photographier des aliments (transformés ou non) bien après leur date limite de consommation. Qui n’a pas rêvé, tel Kid Paddle, de faire un film d’un steak qui pourrit en accéléré ?
Il n’y a que les steaks hachés américains qui ne pourrissent pas. Tel la dépouille d’Eva Perón, l’énorme quantité de conservateurs et d’additifs qu’ils comportent leur permet de résister aux outrages du temps, comme disent les pubs pour les crèmes de vieilles dames.
Regardez bien.
Bien sûr que des fruits détachés de leurs arbres, des légumes arrachés de la terre commencent déjà de mourir. Mais une fois déshydratés, une fois tout-à-fait morts, la vie reprend le dessus ; les moisissures microscopiques, les mousses élémentaires, les germes primordiaux : tout prend un nouveau départ, comme une Brigitte Lahaie qui a fermé les cuisses et n’ouvre plus la bouche que pour parler dans un micro à la radio.
Regardez mieux.
Tel l’acte sexuel qui se finit, les corps tendus ramollissent, tout ce qui brillait ternit, l’atmosphère jusque-là musquée et étouffante se fond en un calme tiède et cotonneux.
Et la pornfood dans tout ça ? (Ou le pornfood, j’ai toujours pas décidé.) Vous devez sûrement vous dire que ça me rend triste, des photos de nourriture gâchée. Mais non, car finalement moi aussi, je suis curieux de savoir comment ce chou romanesco si fractalement parfait va finir son existence. On ne cesse pas de se branler parce qu’on se lasse du porno : on change juste de catégorie, on va voir ailleurs. Il en va de même pour la nourriture : se rendre malade de tiramisù donne juste envie de changer, pour un temps, de dessert. Et le pornfood ? Eh bien, quand j’en ai marre des mises au point chichiteuses de plats infaisables, je me réjouis de photos amateurs pur beurre ; quand j’en ai assez des flous artistiques de trois prouts de cuisine moléculaire, je m’amuse d’un plan panoramique de la plus grosse paëlla du monde .
Et quand j’en peux plus de ces magazines culinaires qui débordent de photos sous acides qui me vendent du printemps, de la vie et du soleil, je m’émeus de ces instants hivernaux, du tragique létal de ces sombres vues.
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