Agoria : « Le travail de dj, c’est séduire les gens »
Est-il encore utile de présenter Agoria ? Dj, producteur, co-fondateur du label InFiné et du festival lyonnais Les Nuits Sonores, 4 albums, une quinzaine de maxis, une réputation internationale et une vie entière consacrée à la musique électronique. Si sa musique est éloignée du porno, elle n’en est pas moins sensuelle et organique, raisons hautement valables pour aller lui en demander plus.
Quel rapport entretiens-tu avec la matière sonore ?
On devrait plutôt parler d’espace sonore car fondamentalement c’est la transformation de l’espace et comment on le ressent qui te donne le son. Il n’y a pas vraiment de matière, c’est forcément quelque chose qui fait appel à une sensibilité, à des sens — c’est uniquement un ressenti.
C’est pour ça que je défends la qualité de production d’un disque alors qu’aujourd’hui c’est souvent crunchy, on écoute ça sur une téléphone qu’on met sur des enceintes… on perd toute la sensibilité du travail en studio, cette relation avec l’espace sonore : quand est-ce que le son arrive, pourquoi il est placé plutôt au centre à droite ou à gauche, c’est vraiment quelque chose en termes de production pure en musique électronique qui est de plus en plus important.
Aujourd’hui on a la chance avec tous les plug-ins qu’on a et les clubs qui sont de mieux en mieux équipés de vraiment pouvoir jouer là-dessus : sur ce sentiment de plénitude et de délaissement. J’aime de plus en plus, en studio, jouer avec ces deux atmosphères que sont prosaïquement un break et sa sortie, il y a un vrai truc qui se passe sur l’appréciation de cet espace.
Et sous forme de textures ?
C’est la base même. En musique électronique, on peut faire une mélodie fantastique, si la texture sonore est à chier ça peut faire un morceau très cheesy et inversement une très mauvaise mélodie avec une texture et un travail du son recherchés peut donner un morceau mortel.
Comment tu travailles ça ?
Il n’y a pas de règle, tu passes énormément d’heures à essayer différents réglages, à essayer de voir comment tu assembles les éléments les uns avec les autres. Je pense qu’un bon morceau de musique électronique ne se juge pas sur ce que tu perçois d’emblée, mais sur le détail. Des petites choses en fond, un bruit blanc, un souffle, un craquement ou une fréquence. Le travail des textures sonores est ce qui donne de l’âme aux morceaux.
A mon sens il y a pas mal de morceaux qu’on pourrait qualifier de sexuels dans ta carrière : Speechless, Baboul Hair Cuttin, Lips On Fire, Souless Dreamer… C’est quelque chose que tu recherches ?
Il y a énormément de morceaux que j’ai faits qui sont directement liés à des ruptures ou à des états amoureux. On fait souvent de la bonne musique dans des états de jouissance ou quand on est dans la déprime, au fond du trou. Ce sont plus souvent ces états qui permettent de créer ou de lâcher des trucs.
Quand les mecs te disent “ouais je suis pas inspiré, ça va pas…” il faut pouvoir casser ce quotidien, mais tout en s’astreignant à un vrai travail de rigueur. Si tu ne passes pas du temps en studio, tu n’y arrives pas. C’est très difficile de se donner ces limites tout en trouvant autre chose que le ronron quotidien.
Pour Speechless, on était à un dîner avec Carl Craig et je l’écoutais parler avec sa voix très posée, grave et sexy, je me suis dit “y’a un truc”. Je lui ai dit “fais-moi un texte romantique” et il en a fait un texte un peu plus osé. Nos femmes ont dit “non vous pouvez pas sortir ça, c’est too much” et du coup j’ai enregistré ma femme qui lui répond à la fin du morceau sur ses délires.
Est-ce que tu essayes de reproduire un état qui soit contemplatif, de drogue, à travers ta musique ou est-ce juste une forme abstraite ?
La musique électronique est une musique mentale, on peut l’assimiler à quelque chose psychédélique ou de transe ; c’est la répétition qui t’amène à cet état un peu second. Mon morceau préféré fait 1h10, TV Victor AgaI – Tresor 1993, c’est juste une boucle… je ne peux pas dé-scotcher.
On parlait des textures et des sonorités, ici tout s’emmêle et t’emmène ailleurs, c’est hyper fin. Faut que tu zappes de la première à la quinzième minute pour voir qu’il y a un changement. J’ai été très influencé par ces mecs-là comme Basic Channel, qui sont dans la répétition, ce côté mental ou contemplatif.
Tu as aussi un rapport physique à la musique ?
Ça dépend vraiment des jours. Tu peux avoir envie de faire un hit dancefloor, tu seras plus dans l’efficacité et inversement tu passes des heures en studio où t’es toi-même dans un état second à plus voir le temps passer, t’es dans la machine, dans ta création, comme un écrivain qui passe 6 mois sans écrire une page puis dont les mots viennent tous en une semaine, car il a trouvé un sens à son écriture ou à sa vie. Faire de la musique doit donner sens à ta vie, sinon il ne faut pas le faire.
Dans FORMS (projet mêlant musique, VJing, design, et mise en scène), on parle de spectacle total. Il y a une idée d’englobement, est-ce que tu penses que dans l’avenir il y aura une intégration totale du corps et de l’esprit dans un spectacle, une oeuvre ou un événement ?
Je suis pas un oracle, j’ai pas de boule de cristal, je ne sais pas quel est l’avenir pour chacun, ceci étant j’aime bien l’anticipation… Si beaucoup d’artistes font comme ça des scénos – un spectacle global -, c’est parce que ça coûte déjà beaucoup moins cher. Je pense que les années 2000 étaient une décennie où toutes les musiques se sont mélangées, il y a eu un vrai melting-pot, et pour cette décennie j’ai l’impression que tous les arts vont se mélanger et se rencontrer. On est un peu au balbutiement de ça.
FORMS est un mélange d’architecture, de design, de vidéo et de musique, mais on peut imaginer que le public sera partie prenante du spectacle en lui-même d’ici 2 ans. Les nouvelles platines CD qui vont arriver vont être directement connectées à un cloud ou à des réseaux externes, où le public aura presque la possibilité de dire : “pourquoi tu joues pas ce morceau ?”. C’est une possibilité d’échange. Il y aura peut-être des soirées où le dj viendra sans disques et le public choisira à sa place. On est toujours dans un schéma où l’artiste propose quelque chose, l’interaction sera donc de plus en plus forte avec le public.
FORMS va aller vers ça ?
C’est encore un peu tôt mais quand la technologie le permettra oui, ça ne s’appellera plus FORMS, ça sera autre chose. Je l’ai aussi fait – c’est mon côté militant – pour aller dans des gros festivals où les gens n’ont pas l’habitude d’écouter notre musique.
Avec FORMS, le mec venu pour chanter les refrains de Blur ne va plus être dans l’intellectuel, il va plus essayer de comprendre ce qu’est la musique électronique, il va l’accepter beaucoup plus facilement, il va d’abord voir un spectacle total – même si je trouve ce mot cheesy -, il va se laisser emporter et être attiré par autre chose ; de lui-même il va comprendre les codes et jouer avec.
Quel rapport entretiens-tu justement avec ce public et cette distance en festival par rapport au club ?
Ce sont deux choses totalement différentes. Dans un club la plupart du temps le public n’est là que pour toi, il connaît ta musique par coeur et tu peux aller beaucoup plus loin, prendre plus de risques et faire des mix du 4-5 h. Avec FORMS tu as un show qui fait 1h30, tu dois être efficace dès la sixième minute et garder le public avec toi tout le long. La difficulté pour un mec comme moi qui essaye toujours de garder un certaine ligne artistique, c’est de ne pas se mentir, pas jouer de choses trop easy tout en captivant les mecs. C’est le travail d’équilibriste du Dj que j’aime. Je pourrais faire un set d’1h30 pointu comme si j’étais au Panorama Bar mais ça n’aurait pas de sens de le faire devant 20 000 personnes.
Tu sais à quoi va ressembler ta musique dans dix ans ?
Est-ce que ma musique a réellement changé en dix ans ? A moins d’une évolution majeure dans la façon de produire, une nouvelle console de mixage qui s’affranchirait de la stéréo ou du 5.1, ou qui changerait totalement la façon de percevoir la musique dans l’espace sonore, je pense que ma musique n’aura pas tellement changé.
Et la musique autour de toi ?
On sera sans doute dans un nouvel update d’un cycle passé, c’est souvent comme ça. On a eu la vague french touch, puis à l’inverse pour séparer nos oreilles de la distorsion, on est en plein dans une vague deep house, house vocal très relax, on va revenir sur un côté très électro ou techno dans les années qui viennent. Et vice versa. A chaque fois avec des fraîcheurs nouvelles, c’est ça qui est intéressant, de toute façon il n’y a que “do ré mi fa sol la si” ça ne changera jamais.
Comment s’est passée ta rencontre avec Seth Troxler sur Souless Dreamer ?
C’est simple, je l’ai invité pour jouer aux Nuits Sonores, il est venu à la maison, il avait froid aux pieds, je lui ai donné des chaussons, on est allés en studio et en une heure c’était fait. C’est juste des rencontres, c’est ce qui est agréable, il n’y a pas de planification, c’est comme quand je mange avec Carl et que j’écoute sa voix. Quand c’est trop planifié, en général on sent qu’on est dans un casting. Speechless et Souless Dreamer c’est plus de l’affectif.
Ce morceau est un cocon, c’est totalement l’état induit par la MDMA, c’était voulu ou c’est sorti comme ça naturellement ?
Ce sont mes racines, quand j’ai fait ce morceau et que je l’ai écouté après, je me suis dit là on est tellement dans ce que j’adorais de Maurizio, Basic Channel ou les premiers morceaux sur Hard Wax. J’étais en train de bosser dessus et je l’ai fait écouter à Seth, il avait un vu un truc sur l’espace, un truc scientifique dont il voulait parler… Il l’a écrit, le thème me plaisait, on a fait 3 prises et c’était fait. L’idée première arrive souvent super vite, c’est après que ça prend du temps pour tout mettre en place.
Tu as un rapport intuitif à la musique ?
Si ça sort pas comme ça, si je galère à trouver une mélodie, ou un esprit, faut pas le faire.
Agoria feat. Carl Craig – Speechless
Il y a un clip pour Speechless avec des extraits de porno des 70s difficile à retrouver. Tu peux m’en parler ?
C’était pas un clip officiel, c’était juste un mec qui avait fait ça et on avait kiffé, ça pouvait pas être un clip officiel car c’était un patchwork d’images déjà existantes, ça aurait été impossible à clearer. On avait un bel objet et on s’est dit qu’on allait le diffuser, après je pense qu’il a dû être censuré.
Tu bosses de plus en plus pour l’image, ça te dirait de faire de la musique pour un porno ?
Je me suis absolument jamais posé la question, si ça m’arrivait la première chose que je ferais ça serait de demander l’avis de ma femme, pour m’éviter des emmerdes. Je suis un jeune marié, si je suis en studio et la belle famille arrive et qu’elle voit que je suis en train de bosser sur un porno… Mais j’aurais aucun problème à le faire, c’est plus en rapport avec le classicisme de la société.
Quels sont les derniers morceaux que tu joues en set ?
J’ai découvert par hasard Paradis, deux français que j’adore qui font de la musique très sensuelle. “Parfait Tirage” est incroyable et “Hémisphère » est sublime aussi. J’aime beaucoup Every Dayz, qui est un jeune artiste de Lyon hyper intéressant, ainsi que Villanova, qui sont d’excellents producteurs, qui seraient j’en suis sûr, ravis de faire de la musique pour un porno.
Globalement je kiffe vraiment la scène anglaise, Joy Orbison, Ben UFO, Four Tet évidemment. Tu parlais de Yan Wagner tout à l’heure, j’adore aussi.
Y’a un côté assez cul dans sa musique aussi, danser avec un regard pervers sur le dancefloor…
La musique est de toute façon très souvent liée à des trucs de cul ou de love, donc de séduction. La musique, le travail de dj, c’est séduire les gens. En gros, si tu sais pas draguer une fille, t’essayes de la faire danser. Finalement, la musique électronique est peut-être une musique de timide.
Ton tag parfait serait donc la séduction, ce qui est tout à fait bien… Pour rester dans le même thème tu aurais des morceaux sexuels qui te viendraient en tête ?
Grace Jones, je trouve ça tellement sulfureux, dans sa voix, dans la façon dont c’est produit… Sinon Paradis y’a vraiment quelque chose ; puis tous les classiques de la chanson française évidemment…
Si c’était la fin du monde et que tu devais garder un seul morceau pour danser, ça serait lequel ?
J’ai deux morceaux qui sont très différents. Jaguar de Underground Resistance qui résume tout ce que j’ai toujours aimé et tout ce dont on vient de parler. Sinon pour repartir avec le sourire, un truc pas trop violent et qui appelle un lendemain, ça serait Flash & The Pain – Walking in the Rain.
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Pour finir, voici sa playlist de l’année
Vedomir – « Orthodox Ambient »
Fennesz – « FA (Mark Fell Remix) »
Paradis – « Hémisphère »
Daniel Avery – « Drone Logic »
Ultraista – « Smalltalk (four tet remix)
Omar S – « S.E.X (CGP Remix) »
Larry Gus – « Jaw Throb »
Jets – « Sin Love With You »
Sinkane – « Runnin (Daphni remix) »
Villanova – « Phenomenon »
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