Dessine-moi une chatte
1866. – Le diplomate turc Khalil-Bey vient à la rencontre du peintre français Gustave Courbet et lui demande : « S’il te plaît… dessine-moi une chatte. » Et le chef de fil du réalisme donne naissance au sexe féminin le plus célèbre de l’Histoire : L’Origine du monde. 46 × 55 cm de concupiscence.
Jambes écartées, cette femme mystérieuse invite à prendre le temps. Le temps de détailler les fesses, les cuisses et le ventre galbés. De deviner le sein rond et rosé dissimulé sous le tissu blanc, puis le visage hors champ. De partir de l’évidence pour se perdre dans l’étranger. D’inventer le lieu, la situation, une relation secrète avec le peintre peut-être, un croquis esquissé avant ou après la baise, et l’huile composant doucement la peau laiteuse. Provocations anatomiques.
Avec son point de vue gonzo, L’Origine du monde respecte les codes du X, mais témoigne d’une technique et d’une direction précises, harmonieuses. On ne regarde pas ce tableau comme on regarde une sex-tape sur XVideos. On le resitue dans son époque. D’accord, ce n’est pas la première fois que la nudité et la luxure sont mises en scène. La peinture grecque antique n’était pas prude. Mais ce gros plan frontal sur une chatte entrebâillée. Cette lumière vive et diffuse. Ces nuances ambrées. Cet angle unique. La claque.
Culotté, Courbet est un Gainsbourg en redingote. Avec une toile-symbole longtemps admirée sous le manteau et bringuebalée de proprio en proprio [dont le psy Jacques Lacan], il pisse sur l’académisme pictural, amidonné et hypocrite. Il marque ainsi le coup d’envoi d’un renouveau dans l’évocation et la perception artistiques du nu. Dans quelques décennies, cette thématique sera reconnue par la critique spécialisée ; la photographie, le cinéma et l’Internet en feront un cas d’école ; on inventera le porno chic pour limiter le choc ; L’Origine du monde sera suranalysée ou parodiée. Pour le moment, on parle de « nudités » et seules les représentations religieuses et mythologiques du corps humain sont tolérées. Puritains vs modernistes : l’éternel combat.
1994. – La couverture du roman Adorations perpétuelles de Jacques Henric n’est autre qu’une reproduction de L’Origine du monde. Scandale. La police contraint des librairies à retirer le livre des vitrines. Là, je pourrais oublier que mai 68 avait soi-disant libéré les mœurs vingt-cinq ans plus tôt, soupirer avec condescendance et jouer la carte du c’était-au-XXe-siècle-c’était-l’ère-du-Minitel. Mais en 2011, un artiste danois s’est vu supprimer son compte Facebook car il avait choisi la peinture de Gustave Courbet comme avatar. Quelques mois plus tard, rebelote avec un utilisateur français qui, dans la foulée, a assigné le site communautaire en justice. En parallèle, des fan pages consacrées à L’Origine du monde ont été censurées [cf. fin du paragraphe précédent].
2013. – Le cul est sur toutes les lèvres. Les USA ont leurs propres Harlequin, les filles de 18 à 77 ans brandissent leurs vibros fluos et, comme à l’approche du plaisir, on a la vague impression de distinguer les rives d’un nouveau monde. Le #pornpourtous. C’est à cet instant naïf que je décide de jeter un petit coup d’œil par-dessus mon épaule : Courbet fixe l’horizon, il fume la pipe, il rit, il est un peu à L’Origine de tout ça.
Ta plume Lula, m’avait manqué.