Entretien avec Antonio Dominguez Leiva
L’éjaculation masculine a toujours joué un rôle central dans la pornographie contemporaine, au point d’être surnommé dans les années 70 le money shot, l’élément le plus important d’une production audiovisuelle. Antonio Dominguez Leiva est l’auteur d’Esthétique de l’éjaculation, livre sur la représentation du sperme et de l’éjaculation dans les arts et la pornographie. Il nous a accordé un long entretien autour de ce sujet.
Antonio, pouvez-vous vous présenter et expliquer votre travail autour de la pornographie et plus particulièrement de ce que vous appelez “l’esthétique de l’éjaculation ” ?
Je suis Antonio Dominguez Leiva, professeur à l’Université de l’UQAM, à Montréal, et auteur de plusieurs livres sur l’histoire culturelle de la cruauté et de l’érotisme. Au cours de mes recherches pour différentes publications, j’ai été surpris par le fait que malgré l’immense bibliographie autour de la question de l’histoire de la sexualité et de la représentation de l’érotisme, il y avait très peu d’ouvrages consacrés à la question de l’éjaculation, qui pourtant est devenue centrale dans la rhétorique de l’image pornographique et du récit pornographique audio-visuel.
Effectivement, il y avait des études sur le porno, du travail sur le cumshot (le célèbre livre de Linda Williams, Hard Core: Power, Pleasure, and the « Frenzy of the Visible », qui est un peu le livre pionnier dans les porn studies), mais il manquait une réflexion d’ensemble, dans la durée. Ça m’a un peu mis la puce à l’oreille, et je me suis mis à explorer cette voie.
Vous dites : « L’église médiévale plaçait le coït interrompu au pinacle des échelles de luxure ». Qu’en était-il dans la réalité, puisqu’il était quasiment l’unique moyen de contraception à l’époque ?
C’est très difficile pour les historiens de mesurer l’écart inévitable qu’il y a eu entre les documents que nous possédons – qui sont les traces d’un discours moralisateur qui se veut performatif et avoir un impact sur le comportement des populations – et la réalité des faits. Plusieurs historiens comme Jean-Louis Flandrin se sont penchés sur la question. Cet écart est effectivement impossible à colmater. Ce que nous savons, c’est que plus il y a une insistance des pouvoirs par rapport à une certaine pratique, plus il y a la crainte que celle-ci se produise. C’est ce qui s’est passé avec les manuels de confession : comment on a radicalisé les péchés de luxure, dressé un véritable catalogue pornographique – ou du moins sexologique avant la lettre – des comportements dans les différents manuels des confesseurs. On peut donc pratiquement se faire une image a contrario, et se dire que si on insistait tellement sur ces sujets là, c’est justement parce que les gens en faisaient à leur guise dans l’intimité des alcôves.
Il sera toujours très difficile de mesurer ces écarts là, tout comme il est difficile aujourd’hui de mesurer les effets de la pornographie dans la (vraie) vie des gens. On est passé du discours des confesseurs au discours des sociologues, aux statistiques et aux sondages, mais nous savons aussi que ces sondages contiennent quantité d’angles morts et que le comportement des enquêtés dépend beaucoup des question qu’on leur pose (comme c’était d’ailleurs le cas dans les traités de confession). Il sera toujours très difficile d’approcher le comportement sexuel réel des gens, nous restons souvent dans le discours social autour de la sexualité bien plus que dans les faits.
Cette fascination pour le sperme est-elle essentiellement le fait d’hommes, ou la retrouve-t-on aussi chez la femme, dans la littérature notamment ?
Dans la tradition, la littérature libertine a surtout été marquée par l’imaginaire masculin. Dès qu’il y a eu des tentatives de réappropriation par les femmes des codes érotiques et pornographiques, la question s’est posée : dans quel sens garder la centralité de cette obsession masculine pour la décharge ?
C’est un des défis qu’a relevé Anaïs Nin : sur le conseil d’Henry Miller, elle s’est mise à écrire des textes érotiques sur commande pour un riche mécène. Sa question était précisément de savoir comment en tant qu’écrivaine, réapproprier un imaginaire érotique qui avait jusque là surtout été représenté par un imaginaire masculin.
Nous avons des choses assez intéressantes, Nancy Huston en a fait toute une analyse dans Mosaïque de la pornographie à partir des mémoires d’une prostituée française des années 30. C’est très intéressant de voir que ça s’éloigne complètement de la codification érotique. Mais là encore c’était un mémoire, donc pas destiné au type de lecture érotique, onaniste. C’était plutôt un document de vie très marqué par la sexualité, mais qui n’avait pas de visée pornographique (même s’il a pu par la suite être lu de cette façon là).
Si la littérature érotique transgressait les interdits ecclésiastiques, que transgresse le porno dorénavant ?
Pendant longtemps la littérature a été une sorte de contre-discours par rapport au discours ecclésiastique, mais aussi par rapport aux interdits du discours médical. C’est précisément ce qui est intéressant dans le tournant de la première modernité, de la Renaissance aux Lumières : on assiste à la fois à la création d’un livre de littérature érotique, mais aussi à l’importance progressive du discours médical et de ce que Michel Foucault appelle la “médicalisation de la luxure”.
Le discours médical va longtemps garder les interdits du discours religieux quant à la sexualité, mais va aussi lui donner une nouvelle légitimité : celle du discours scientifique de la médecine. La littérature érotique va donc être une sorte de contre-discours par rapport à cela, notamment par rapport à l’obsession du natalisme et de la réduction de toute sexualité à la simple procréation, et donc à l’éviction du désir et du plaisir, avec toute cette obsession du tabou autour de l’éjaculation : on ne peut éjaculer hors dessein de procréation.
Par rapport à ces obsessions religieuses et médicales, la littérature érotique va prendre le contre-pied et faire l’apologie de l’éjaculation, notamment en s’appuyant sur un nouveau discours de la nature, de la physique, une exubérance qui relève presque de ce que Georges Bataille appellera la notion de “dépense”.
Pour le porno, c’est totalement différent, puisqu’il s’inscrit dans la suite de la révolution sexuelle, vers le début des années 70 et donc presque dans le désenchantement de cette révolution ; et d’emblée, le porno se présente tiraillé entre deux veines :
D’abord, les restes de ce discours d’émancipation que l’on voit à l’oeuvre dans les premiers films du “hardcore” (en opposition au softcore, ndlr), qui se veut une sorte de célébration de la chair en dehors des tabous : ça a été le cas dans beaucoup de filmographies au Québec, en Espagne aussi, les films destape, le cinéma X…
Ensuite, l’autre veine beaucoup plus importante, a été la transformation de la sexualité en moteur industriel et marchand d’une révolution à l’intérieur de la société de consommation. Là, on arrive à un discours qui est plutôt celui de l’impératif de la jouissance. C’est là où le porno se retrouve curieusement à la fois dans une place soit-disant excentrique ou excentrée de la représentation commune, mais en même temps centrale à tous points de vue. La production pornographique dépasse de loin la production du cinéma commercial des Etats-Unis, ce qui est incroyable, car le cinéma – toutes catégories confondues – est la principale exportation économique américaine. Il y a donc cette centralité économique ironique, sur laquelle on fait l’impasse, mais aussi une seconde centralité du fait que nous sommes dans une époque régie comme le dit Gilles Lipovetsky par “l’effet porno”. Le porno est désormais essentiel dans notre approche au réel principalement simulé/médiatisé, non seulement du point de vue thématique/contenu, mais aussi des dispositifs formels eux-mêmes. Ce n’est pas seulement les publicités de parfums ou de crèmes qui font des jeux constants sur le cumshot et sur les fluides qui coulent sur les visages lisses des modèles, mais aussi parce qu’il y a cette sorte d’obscénité du visible, qui nous obsède.
On n’est donc plus nécessairement dans un contre-discours, comme l’avaient imaginé certains partisans du début du porno. Nous sommes au contraire dans une représentation qui est comme le miroir de la société de consommation elle-même, devenue extrêmement obsédée par sa sexualité — désormais moteur de la société de consommation.
Vous parlez souvent de « folie spermophile » ou de “foutromanie” dans la littérature pornographique. On a remarqué depuis quelques temps l’utilisation de prothèses qui éjaculent des litres et des litres de sperme, est-ce qu’il se crée une jonction entre le porno et la littérature ?
L’exagération est depuis toujours une des figures de style du porno. La surenchère est un genre proche de l’hyperbole, voire du grotesque : c’est ce que l’on voit beaucoup chez Sade, avec ses volcans de foutre, ses éruptions totalement hallucinantes, etc. On considère trop souvent que la pornographie est dans la mimèsis, or elle est dans l’imaginaire. Dans le cinéma, c’est encore une fois un paradoxe : l’éjaculation y est présentée comme le money shot, la valeur réelle du film parce que c’est là où l’acteur est censé jouir pour vrai. C’est ce qui a opposé le hardcore au softcore : il n’y a plus de simulation, les acteurs sont bel et bien en train de copuler mais surtout en train de jouir.
Pendant longtemps, on a considéré la jouissance féminine comme quelque chose d’invisible, de non démontrable, d’où l’angoisse masculine de la simulation. On considérait que la vérité du sexe dans le porno était dans cette éjaculation de l’acteur masculin, qui ne pouvait en théorie être feinte. Cette sorte de caution mimétique donne cette image que le porno est un genre de la mimèsis, du réalisme. En réalité, on sait que depuis toujours on a utilisé du shampooing et toutes sortes de choses pour simuler quelque chose qui ne vient pas toujours, avec cette complexité pour maintenir les érections longues et douloureuses des acteurs, qui très souvent n’arrivent plus du tout à venir à terme. Depuis toujours, on a donc faussé cette image-là en gardant ce secret professionnel comme un tabou, que c’était ça le signe de la réalité, de la vérité du porno.
Que pensez-vous de ce besoin d’identification dans la masturbation, qui amène souvent la personne qui se masturbe à imiter les gestes de l’acteur lors d’un cumshot ?
Il y a plusieurs choses : d’un côté, si le genre se présence comme référentiel, c’est parce qu’il veut créer un rapport mimétique avec le spectateur. Idéalement, l’éjaculation de l’acteur correspondrait à celle du spectateur en visionnant le spectacle puisque l’éjaculation constitue la fin d’une séquence, voire la fin du récit lui-même. Mimèsis donc, car à la fois on reflète le réel, mais aussi parce que le spectateur réagit en accord avec les corps qui sont représentés. Un des classiques de l’éjaculation faciale et des fellations, c’est le point de vue subjectif (POV) : on ne voit plus du tout le visage de l’homme, alors que le visage de la femme est très important. Il s’agit de voir ou de faire allusion à sa jouissance, avant le squirting qui est une variation, une appropriation de l’éjaculation masculine, beaucoup plus tardive dans le domaine de la représentation visuelle.
Ce qui est curieux, c’est que quand la femme jouit, ça se passe sur son visage, tandis que quand l’homme jouit ça se passe dans son sexe, et il ne faut surtout pas qu’on voit son visage, car il s’agit de dépersonnaliser l’acteur, pour que son corps devienne un pur substitut du corps du spectateur. C’est pourquoi le POV est toujours placé en plongée, avec la fille qui regarde la caméra. D’ailleurs, quand on change de point de vue et que la caméra se déplace autour du corps de l’actrice, celle-ci continue à regarder le spectateur, que l’on place ainsi imaginairement au centre du spectacle. De là cet effet d’appropriation subjective de ce qui se passe.
Vous citez à la fin de votre livre Georges Bataille : « Ce dont il s’agit est de profaner ce visage, sa beauté. De le profaner d’abord en révélant les parties secrètes d’une femme, puis en y plaçant l’organe viril ». Est-ce-que l’éjaculation faciale est forcément synonyme de soumission ou de dégradation ?
Dès le départ, c’est ainsi que ça a été compris par les féministes. Il est d’ailleurs intéressant de voir que le regard féministe a essayé de rendre compte de façon critique de l’érotisme, pas seulement au sens de mépris mais aussi au sens d’analyse, comme Linda Williams avec Hardcore.
Dans le grand classique Deepthroat, l’ironie est dans le déplacement absolu de la jouissance féminine, non plus placée dans le sexe mais dans la bouche de la femme. Un déplacement que le cinéma porno établit pratiquement d’emblée, puisque la jouissance de la femme est déterminée par la jouissance de l’homme. La femme attend que l’homme jouisse, et bien souvent qu’il lui jouisse dessus, ce qui en réalité ne peut pas produire un grand effet de façon érogène. Là, c’est représenté au contraire comme une sorte d’extase, d’adoration du sexe de l’homme, de phallolatrie comme on disait à l’époque victorienne.
Le processus de dégradation est clair dans la pratique du bukkake, qui était un rituel de dégradation du japon féodal, devenu aujourd’hui un sous-genre du porno.
Pour Bataille, c’est beaucoup plus une dialectique qu’une dynamique. Ce qui est intéressant pour lui là-dedans, c’était de dire qu’il y a finalement différents types de beautés. La beauté érotique, pour lui, c’est celle qui appelle la profanation. C’est ce contraste là qui est censé être mis en scène dans le porno, avec les visages très virginaux sur lesquels jouissent les acteurs (quand on n’est pas dans l’autre représentation de la femme, celle de la femme fatale, dévorante). Cela illustre parfaitement pour moi le paradoxe bataillien de la beauté érotique, c’est pourquoi je conclue en disant que sans doute malgré tout cet aspect de soumission du corps de la femme et d’idéologie patriarcale – parce qu’évidemment, l’adoration relève pratiquement du domaine de l’esclavage, du marquage des animaux : se répandre sur le corps de la femme présenté comme vide, avec la centralité de l’organe de l’homme…
Il ne faut pas oublier que les théories génésiaques ont longtemps considéré que la seule vie était dans le sperme, la femme n’étant qu’un réceptacle et ses organes n’ayant pas de fonction dans la détermination de la naissance. La femme était ainsi inscrite dans une dépendance envers l’homme, seul maître et donateur de vie. Quelque chose de cela nous est parvenu, dans cette obsession de l’éjaculation sur le corps de la femme.
Selon une lecture bataillenne de ces images de plus en plus dominantes dans notre iconosphère, on peut dire que le cumshot serait envers et contre tout, un fait esthétique et érotique.
Intéressant POV cérébral. En revanche, j’aurais souhaité que vous étendiez davantage sur les femmes… et le porno. Entre celles qui se gavent de gang bang et de bukkakes (et elles sont foutrement nombreuses… mais secrètes) les autres (les très médiatisées) qui hurlent à l’avilissement et à la violence… Mais c’est vrai qu’on connait le refrain par cœur. Go Gonzo.
Je viens d’acheter le bouquin de cuisine…merci -_-
J’aurais mille trucs à discuter autour de cette interview qui est proprement passionnante ! Mais ce sera peut-être le point de départ d’un article à venir…
Je me questionne sur l’existence de POV féminin ? Tout d’abord, je me demande s’il est possible d’en trouver. Mais aussi, ce qui me trouble, je n’arrive pas à savoir si cela m’exciterait ??
Qu’en pensez-vous ?
Tu peux en trouver, notamment chez Bobbi Starr ou dans le porn lesbien (le « vrai », pas celui pour les mecs hétéros). Parfois dans le porn homemade.
Merci, je vais regarder ça.
Et bien entendu, cela se trouve du coté du porn lesbien.
Ce sera donc frustrant…
Oups j’ai parlé trop vite… Mon après-midi est en train de se transformer.
File nous les plans !
Je n’ai pas encore trouvé le saint Graal du POV féminin. Mais j’ai redécouvert Bobbi, que j’avais déjà croisé grace au Tag et dont j’avais oublié l’existence. Mais je vais continuer mon enquête 😉