Entretien avec Antonio Dominguez Leiva
Pour revenir à la femme et au squirting, vous parlez d’Alain Corbin, qui dit : « Si la femme ne fout, comment être certain de la réalité de son plaisir ? » Est-ce-qu’on va vers un développement de l’éjaculation féminine dans le porno, à l’image de l’éjaculation masculine ?
On est de plus en plus dans une pornographie qui joue par variations, avec une sorte de fatigue du modèle institutionnel du porno. Le porno a essayé de se réinventer dans la mise en scène de l’amateurisme, avec le même paradoxe : présenté comme le réel alors que l’on sait que ce sont souvent des acteurs, et qu’il y a une mise en scène mais qui se présente comme authentique. Il y a de plus en plus de phénomènes de niches qui prolifèrent dans cette sorte de folie du « voir », caractéristique de l’obscène, de ce qui est présenté sur scène.
Pour moi, le squirting ne trouvera pas le rôle de centralité dans le récit qu’a eu l’éjaculation masculine. C’est possible à travers des niches, mais sans atteindre le statut d’hégémonie absolue, ce qui serait pourtant extrêmement intéressant : cela signifierait que l’on a changé de modèle de civilisation sexuelle. Mais pour l’instant, l’éjaculation masculine reste le maître incontesté de ce récit qui s’est créé autour de lui. Là c’est pas les critiques seulement, c’est les premiers manuels même comme The Film Maker’s Guide to Pornography de Steven Ziplow (1977) qui évoquent déjà la centralité du moneyshot/cumshot.
Au début de votre livre, vous parlez de tabou de l’éjaculation au grand jour. Existe-t-il encore une morale, religieuse ou sociale, autour de l’éjaculation ?
L’Histoire, n’est jamais des processus d’extinction absolue de ce qui précède : on est plutôt dans une sorte de stratigraphie culturelle. Ce n’est pas un hasard si l’art contemporain essaie de se réinventer une transgression : ironie totale d’une transgression devenue tradition… Donc évidemment, tous les artistes contemporains jouent avec la transgression de l’éjaculation.
Il y a d’autre part la cuisine au sperme, un jeu avec les codes de la radicalité qui va de pair avec le culte de l’extrême de notre société. Il ne faut pas pour autant oublier les autres strates, et il est possible – voire certain – que beaucoup de ces scènes choquent ou semblent déplacées. Il y a toute une opposition féministe à ces codes.
En même temps, il y a toute l’affaire Lewinsky qui tourne autour d’un cumshot imaginaire : la nation américaine qui s’est représentée une scène de fellation et d’éjaculation, et le sperme lui-même a joué un rôle essentiel dans le débat. La robe de Monica est toujours stockée quelque part comme preuve de ce qui s’est passé, en contradiction avec les dénégations de Clinton. Et ça a causé la chute d’un président. Il y a eu la théorie du magic bullet avec l’assassinat de Kennedy, on est là sur un magic cumshot.
Ce qui est curieux, c’est que ce cumshot a souillé l’Amérique, qui s’est sentie trahie par son président. Cela démontre notre ambivalence : d’un côté, une nation qui produit massivement de la pornographie, et qui est restée obsédée par la bouche de Lewinsky comme le montrent les magazines de l’époque, et en même temps, un déni.
C’est un secret de polichinelle, on n’est qu’à un clic : il suffit de désactiver la safe search pour se faire solliciter par quantité de pop ups porno. Mais collectivement, on fait semblant de ne pas s’y intéresser.
Pour l’instant, dans beaucoup d’entretiens que j’ai donnés autour du livre, il a fallu encore convaincre qu’il était intéressant de se pencher sur la chose. C’est très curieux, ce décalage malgré l’immensité du phénomène. Internet a triomphé grâce à la pornographie, tout comme les VHS ont triomphé en tant que média par la possibilité de regarder du porno à la maison. Or, on fait quand même majoritairement semblant que cela n’existe pas. On l’évoque beaucoup sur le registre de la blague, c’est souvent le cas dans les émissions de radio : il y a une sorte d’humour autour de la sexualité, comme si cela relevait forcément de la rigolade, soit avec un côté potache ou au contraire casanovesque de se mettre en scène comme un grand baiseur. Nos représentations de la sexualité sont vraiment en décalage avec la réalité, et le sérieux avec lequel tout cela conditionne notre imaginaire collectif et représente des pans immenses de notre économie.
D’où l’importance du regard critique : d’un côté avec le livre, de l’autre avec la collection Borderline des éditions du Murmure, dont le but est d’interroger de façon critique ces choses qui restent normalement en dehors du radar académique et du discours social à visée critique. Mon collègue et ami Sébastien Hubier sort Douces fessées, plaisantes caresses, au printemps, il sortira aussi une étude sur le snuff. C’est aussi ce que l’on fait dans le webzine Pop-en-stock, qui n’est pas consacré à l’érotisme mais aux phénomènes de cultures populaires contemporaines, lesquels restent souvent loin de l’analyse critique.
Quelles sont les critiques qui existent encore à propos de la pornographie ?
Parmi les critiques du régime pornographique, il y a les critiques du point de vue conservateur, le discours sur le déclin de l’Occident, le fait que ce soient des représentations qui déshumanisent les rapports humains et dénigrent la femme. Mais il y a aussi paradoxalement tout un puritanisme de gauche, qui a une longue histoire. On fait à tort l’analogie entre libération sexuelle et gauche. Dès la Révolution, le discours bourgeois révolutionnaire est un discours moralisateur contre l’excès du libertinage aristocratique. On retrouve cela dans les critiques anti-bourgeoises de Lénine par exemple, sur la question de la sexualité.
La question divisera la droite comme la gauche. Il y aura une droite néo-libérale du laisser-faire, laisser-passer qui va se reconnaître parfaitement dans le porno, avec des gens comme Berlusconi et son Bunga-bunga… C’est l’exemple très clair d’un président néo-libéral, qui en même temps exulte dans la reprise des codes de la pornographie. Il y a cette sorte de droite cochonne qui inonde les peep-shows, les spectacles, avec les scandales des milieux de la finance… Ce néo-libéralisme s’adapte très bien au business multi-milliardaire du porno, et il est très profondément marqué par cette image de la liberté avant tout marchande et économique.
A gauche, il y a une division entre un puritanisme de gauche qui voit avant tout dans la pornographie une dégradation marchande, capitaliste, une sorte de prolétarisation des sexes, « celui qui n’a plus que son corps à offrir ». C’est le lumpen prolétaire marxiste, avec un sous-prolétariat qui devient superstar par la force de son sexe (de même que le football dans les pays défavorisés). Mais il y a aussi une gauche qui se retrouve aussi du côté du laisser-faire, laisser-passer, dans la tradition de la révolution sexuelle prônée par le freudo-marxiste Wilhelm Reich. C’est en vue de cette sorte de dédramatisation ultime et totale des choses du sexe que le discours émancipateur trouverait encore son compte dans la pornographie.
Mais c’est loin de faire l’unanimité, d’où l’importance du projet critique, ce que j’essaie de faire avec Pop-en-stock et Borderline. Au fond, il faut sortir du cercle de la pure dénonciation ou de la simple acceptation tacite. On sait d’ailleurs que la pornographie ne pourra être évincée sans totalitarisme : c’est quelque chose qui traverse toute l’histoire culturelle, et pas seulement de l’Occident. La représentation du sexe est purement anthropologique, complètement inhérente de notre condition humaine.
D’un autre côté, on voit bien les excès de cette sorte de néo-libéralisme pornographique et les dimensions que cela est en train de prendre. Je pense que le plus important est de regarder d’un oeil critique ce qui se passe, et non pas de faire semblant ou de souhaiter que cela n’existe pas. C’est une tâche d’observation de choses qui parfois nous choquent. La question de l’éjaculation, c’est quelque chose de gentil, mais il y a des choses dans cette pornosphère qui sont extrêmement troublantes et dérangeantes, avec une grande surenchère de violence et d’extrême. Ce qui est important, dans le droit fil des Lumières qui donnèrent aussi naissance au libertinage, c’est d’avoir ce regard critique sur des choses que nous acceptons de façon a-critique. Je pense qu’il est important de ne pas avoir une réaction irrationnelle à ces choses, mais au contraire d’essayer de mettre de la raison là où était la déraison.
Intéressant POV cérébral. En revanche, j’aurais souhaité que vous étendiez davantage sur les femmes… et le porno. Entre celles qui se gavent de gang bang et de bukkakes (et elles sont foutrement nombreuses… mais secrètes) les autres (les très médiatisées) qui hurlent à l’avilissement et à la violence… Mais c’est vrai qu’on connait le refrain par cœur. Go Gonzo.
Je viens d’acheter le bouquin de cuisine…merci -_-
J’aurais mille trucs à discuter autour de cette interview qui est proprement passionnante ! Mais ce sera peut-être le point de départ d’un article à venir…
Je me questionne sur l’existence de POV féminin ? Tout d’abord, je me demande s’il est possible d’en trouver. Mais aussi, ce qui me trouble, je n’arrive pas à savoir si cela m’exciterait ??
Qu’en pensez-vous ?
Tu peux en trouver, notamment chez Bobbi Starr ou dans le porn lesbien (le « vrai », pas celui pour les mecs hétéros). Parfois dans le porn homemade.
Merci, je vais regarder ça.
Et bien entendu, cela se trouve du coté du porn lesbien.
Ce sera donc frustrant…
Oups j’ai parlé trop vite… Mon après-midi est en train de se transformer.
File nous les plans !
Je n’ai pas encore trouvé le saint Graal du POV féminin. Mais j’ai redécouvert Bobbi, que j’avais déjà croisé grace au Tag et dont j’avais oublié l’existence. Mais je vais continuer mon enquête 😉