L’étrange carrefour de losfeld
Depuis plus de six ans maintenant, le blog Au Carrefour Étrange dresse avec ses images le fruit historique de l’érotisme. Archive géante où le moindre bout de papier trouve sa place avec la ligne d’un esthétisme racé, d’une culture sans faille. Les vieilles revues côtoient les photos usées, les gravures, les couvertures de romans de gare ; chaque babiole dotée d’une paire de jambes nues un peu datées s’y glisse. On trouve à ce Carrefour Étrange, des fétichismes de tous poils en passant par les esquisses de Paul Dufau, on navigue entre les pin-ups et le bizarre. Ici tout est sourcé, daté, les fanzines sont listés, les numéros manquants titrés, comme dans une BnF du patrimoine érotique. Impressionnés par le travail faramineux qu’une telle passion nécessite, on est allés cuisiner l’auteur du blog : losfeld.
Une passion aussi immodérée pour l’érotisme ancien, ça ne s’invente pas. Comment s’est produit le déclic ?
A vrai dire, je ne me souviens pas. Je pense qu’il n’y a pas eu de déclic. C’est probablement une forme de fétichisme qui m’accompagne depuis longtemps, avant la conscience d’être obsédé par la beauté féminine, avant de m’intéresser à des genres ou des époques en particulier. Et à l’intérieur de ce fétichisme de l’ancien, il y a des micro-fétichismes : les talons hauts, les bas, le noir et blanc, auxquels se sont greffés celui du vieux papier, du livre ancien, de la revue oubliée, suite à des rencontres et des opportunités qui m’ont ouvert à ce monde si riche et si surprenant.
Quelle est la ligne directrice de ton blog ?
Il n’y en a pas vraiment, à la fois par volonté et par fainéantise. J’admire beaucoup les blogs qui ont un concept, une ligne directrice, mais ce qui me gêne, c’est le côté monomaniaque. Les blogs de cinéma qui ne parlent que de cinéma, les blogs de mode, d’art contemporain, de SF, de cul, tout ça est très bien mais quand on aime tout ça à la fois et qu’on veut partager ses goûts, qu’est-ce qu’on fait ? On fait un carrefour. La cour des miracles, le pot pourri, ce que tu veux mais on met TOUT. C’est tout ou rien. Et j’aime bien l’idée du carrefour, au delà de la référence à Robert Johnson (ou à Tommy Johnson pour les accros du détail), pour ce qu’elle évoque de merveilleux. L’histoire de l’art est faite de rencontres, de juxtapositions, de routes qui se croisent, et la beauté est là, dans le carrefour, dans la richesse et l’entrelacement. Georges Hugnet collant des images de revues coquines des années 30, Flaubert lisant Paul de Kock, Joe Dallesandro dans un film de Louis Malle (Black Moon), tout ça me fascine !
Comment décrirais-tu ton intérêt pour ces photos et illustrations ?
Comme une drogue ou un virus. Plus on creuse plus on s’enrichit, plus on fouille, plus on y passe de temps. Les goûts s’élargissent, s’affinent aussi parfois mais ça ne s’arrête jamais, et je n’ai pas envie que ça s’arrête. Ce goût là m’aide à vivre, concrètement. Quand tout vous fait chier, il y a toujours Louise Brooks et sa frange pour vous changer les idées, ou un collage de Georges Hugnet ou Brigitte Lahaie dans un film de Rollin. Enfin, moi ça me va, comme compagnie.
Le revers de la médaille, car il y en a un, comme pour toute drogue, c’est que ces images coûtent cher, prennent de la place et bouffent une part de ma vie assez considérable. Au point que j’envisage de tout revendre bientôt. Un vrai dilemme…
Qu’est-ce qui rend une photo intéressante à tes yeux ? La valeur ajoutée se base sur des critères particuliers ?
Il n’y a pas de critères. La subjectivité règne de façon totalement despotique. Une photo ratée, mal cadrée, jaunie par le temps, si elle retourne ma rétine, sera tout aussi importante à mes yeux qu’une toile de maître. La seule chose que je demande à une image c’est de me faire prendre le temps de la regarder. C’est exactement comme d’arrêter son regard sur quelqu’un de « beau » dans la rue. Chacun voit la beauté selon ses propres critères et se retourne sur qui il veut. Je me fous des modes et des canons actuels de l’esthétique, je n’aime pas les modèles, les gens dans les cases. Il n’y a pas de « modèle », ça ne veut rien dire, il y a des beautés différentes. Si je devais toutefois trouver un critère qui arrête mon regard, ce serait peut être le bizarre. Pas nécessairement le trash ou l’excessif, mais le fait qu’une image me trouble, ne glisse pas, mais accroche quelque chose en moi que je ne maîtrise pas. L’incongru et l’étrange m’intéressent.
Comment se passent tes recherches ? Tu en fais seulement à travers des revues/ éditions que tu chines, ou t’arrive t’il de céder aux sirènes d’internet ?
A l’origine, ce blog est parti de ma propre collection, un amas de bidules allant des 45 tours de Françoise Hardy à la revue légère d’avant guerre, de la VHS de Dario Argento aux livres des éditions Eric Losfeld (le maître). J’ai lu, scanné, retranscrit mes impressions, et je les ai partagées. Tout simplement, je pense pour faire le blog que j’aurai aimé trouver sur le net. Depuis que la page facebook du blog est créée, les choses ont pas mal évolué, le blog en lui même reste à 95% du scan maison de mes propres livres, alors que la page facebook s’ouvre à d’autres univers, à des partages, à des découvertes variées. Google Images a changé beaucoup de choses dans ma démarche. Une recherche précise ne se limite jamais au résultat que l’on attendait. Les erreurs de la réponse fournie vous renvoient vers d’autres artistes, sans fin. J’ai passé des heures à éplucher des blogs de cinéma déviant japonais en partant d’une recherche d’images sur Christina Lindberg pas plus tard qu’il y a quelques jours. C’est assez miraculeux comme outil de recherche. Puissant, rapide et simple. On est loin des fiches de bibliothèque d’il y a quelques années… Par contre, le danger c’est l’inexactitude des références que l’on trouve, mais bon, il faut s’acharner parfois !
Tu tiens un blog et un tumblr en même temps, quelle plateforme correspond le mieux au travail que tu exposes ?
Le tumblr n’était pas mon idée à l’origine. J’aime vraiment beaucoup l’interface, les images pleine page, mais je trouve que c’est le trou du cul de la communication. Aucun retour, aucun réel partage, ça ne m’intéresse pas. D’ailleurs je ne le mets plus à jour. Le blog laisse beaucoup plus de place à l’expression, et on s’y retrouve plus facilement quand on cherche quelque chose. Blog 1 – Tumblr 0, donc.
Le reblog sur tumblr, tu ne trouves pas que ça mâche un peu trop le travail par rapport aux efforts que tu fournis ?Parfois, c’est agaçant de voir une image rare que l’on a scannée avec amour, qui n’avait aucune présence sur le net, se retrouver sur 50 pages sans source, mais cela fait partie du système que j’ai choisi pour partager mes passions. J’aurais tout aussi bien pu faire un fanzine papier à l’ancienne et avoir 12 lecteurs, alors je ne me plains pas.
Un post sur le blog est-il l’heureux enfant du hasard ou d’un longue réflexion ?
Aucune réflexion, par contre un post correspond souvent à mon humeur du moment. En ça on pourrait presque y lire un journal intime.
Les sources ne sont pas le fort d’internet, et c’est tout à ton honneur de les préciser. La recherche de sources te pose-t-elle des difficultés ? T’arrive-t-il de t’en dédouaner faute de temps ou de pistes ?
J’essaie au maximum de trouver les sources de ce que je poste. Quand ce sont mes propres scans c’est assez simple. Quand ce sont des partages de trouvailles ça peut s’avérer compliqué. Il y a par exemple une image d’une paire de jambes en bas et talons hauts, couchées au bord de la mer et recouvertes par l’eau, dont j’aimerais vraiment trouver la source… J’y pense souvent, comme quoi ça me préoccupe, et comme quoi je suis vraiment fétichiste aussi, bref… En tout cas je pense qu’il est vraiment nécessaire d’informer un minimum les gens à qui l’on veut faire découvrir des choses, quel intérêt sinon? Je ne suis qu’un passeur, je ne crée rien, je n’ai aucun droit sur ces images, le minimum de respect qui leur est dû est d’en citer les artistes… Sinon c’est de la branlette ou de l’égo trip.
As-tu des icônes phares que tu essaies de mettre particulièrement en avant ?
Je poste sur mon blog sous le pseudonyme de losfeld (sans majuscule par déférence) en hommage à l’éditeur Eric Losfeld, un très grand monsieur. Je lui dois la découverte émerveillée de tellement d’univers différents. Des surréalistes à Barbarella, du cinéma cochon et intello (vilain mot) de Bénazéraf au roman clandestin ultra porno, du roman noir au pamphlet enragé, ce type a tout publié de ce qui m’intéresse. Avec son concurrent de l’époque, Jean-Jacques Pauvert, il est à mes yeux le type même du défricheur parfait, du curieux, du filou, et de l’esthète qui se fout du bon goût, et je trouve ça très admirable. D’autant plus que si aujourd’hui on publie les seins de Marilyn, facebook vous bloque trois jours, alors qu’à l’époque, publier Sade ou une héroïne de BD les seins à l’air vous envoyait au tribunal. On est des zozos à côté de ces gens là…
Quelles sont tes plus grosses sources d’inspiration ?
D’autres zozos qui comme moi partagent leurs univers sur facebook et quelques blogs. Je dois notamment une fière chandelle à Filo Loco, Gérard Lauve alias Muller Fokker et quelques autres pour l’inspiration originelle, à Fantask pour les collages surpuissants, à tant d’autres… Et je dois la majeure partie de mon inspiration du moment à la personne qui se cache derrière All things lost on earth, pour ses propres photographies et celles d’autres artistes qu’elle partage sur sa page, et pour m’avoir ouvert l’univers merveilleux des captures d’écran de films. J’ai d’ailleurs crée avec elle une page facebook dédiée à ces captures qui sont pour moi une forme d’expression nouvelle assez fascinante et dans laquelle je m’investis de plus en plus.
Tu arrives à trouver un charme dans l’érotisme/porno actuel ?
Peu. Je suis sûrement un jeune vieux schnock mais, en parlant de porno, c’est dans les vieux cons qu’on fait les meilleures soupes… Le porno actuel m’apporte au mieux un bref soulagement, rarement plus, hélas. Au risque de passer pour le dernier des rétrogrades, et je m’en fous bien, je n’ai pas une seule revue porno ou un seul DVD X chez moi qui date d’après 1990. Pas qu’il n’y ait rien d’intéressant à mes yeux mais l’esthétique générale du cinéma X aujourd’hui n’atteint chez moi qu’une visée masturbatoire rapide et sans souvenirs. Trop lisse et calibré ou trop crade et anti-jouissif. Faire bander mon cerveau plus de 20 minutes, c’est autre chose. En photo par contre, il y a beaucoup de choses qui m’intéressent. Ellen Rogers, par exemple. Mais bien d’autres…
6 ans de blog c’est long. Comment faire pour ne pas tourner en rond ?
Tourner en rond est une activité qui me plaît bien, tant que le cercle qu’on trace au sol s’élargit, alors il est loin le moment où je débarrasserai le plancher d’internet…
Everything is on the internet, et c’est un peu grâce à losfeld. Toutes les images et beaucoup d’autres à retrouver Au Carrefour Étrange.
fidèle lecteurs des 2 blogs, c’est avec plaisir que j’assiste à votre conversation !