Sasha Grey : « On n’apprend pas aux femmes à être fières de leur sexualité »
La littérature érotique jouit aujourd’hui d’une exposition sans précédent, exit la période infernale où l’on embastillait celles et ceux qui osaient mêler sexe et belles lettres. Le succès phénoménal de « 50 nuances de Grey » a agi comme déclencheur et permet à l’érotisme littéraire de sortir enfin de son Enfer. Derrière cet engouement pour la sensualité, que l’on observe également dans d’autres domaines culturels (le cinéma en tête), apparaissent de nouveaux talents au rang desquels nous trouvons Sasha Grey, notre muse éternelle, qui a jadis quitté ses oripeaux porn pour devenir une artiste aux multiples facettes. Nous l’avons rencontrée à Paris alors qu’elle faisait la promotion de The Juliette Society, son premier roman. Autant vous dire qu’on avait les mains moites et les jambes en coton.
Actrice, photographe, musicienne, désormais écrivain… Où se trouve la limite de cette expérience artistique totale ?
J’espère ne jamais avoir à me limiter. D’ailleurs, je ne pense pas qu’il y ait de limite aux moyens d’expression qui s’offrent à moi. Peut-être que des personnes extérieures m’imposent des limites. Mais jamais je ne m’en imposerai moi-même et c’est le plus important. Il y a toujours une opposition entre le désir de satisfaire ses pulsions artistiques et essayer de gagner sa vie. Je suis dans une situation vraiment particulière grâce à Internet. Ça ne se serait pas passé de la même façon si j’avais commencé ma carrière il y a dix ou quinze ans. Normalement, une personne comme moi appartient plutôt à une sous-culture. Sans Internet, je ne serais probablement jamais devenue ce que je suis, je n’aurais jamais eu l’occasion de m’exprimer de manière aussi libre face à un public aussi large.
Au début de ma carrière dans le porno, les gens me disaient : « Tu ne devrais pas faire ces trucs-là, tu devrais être plus soft, tu devrais peut-être commencer par des scènes lesbiennes »… mais ce n’était pas ce qui m’intéressait. Ce qui compte le plus pour moi, c’est de toujours rester vraie quand je m’attelle à un nouveau projet. Sans passion ni volonté d’aller jusqu’au bout, ton projet devient celui de quelqu’un d’autre et ça n’a plus aucun intérêt.
Comptes-tu développer d’autres domaines ou vas-tu te concentrer sur l’un de ceux que tu as déjà explorés ?
Je pense que je vais surtout me focaliser sur la comédie et l’écriture. Dès que j’ai quitté le porn, j’ai voulu que ces deux choses soient les plus importantes de ma vie. Pour le moment, je suis vraiment très occupée ; on verra ce que le futur m’apporte ! Par exemple, j’écris des scénarios depuis que j’ai seize ans – avec l’aide de mon mentor – mais nous n’avons jamais réussi à en faire des films. Aujourd’hui, j’ai la chance de publier un livre. C’est énorme. Parfois, les choses avancent toutes seules et maintenant que The Juliette Society est sorti, les gens vont le lire, le comprendre, et peut-être qu’ils me prendront plus au sérieux en tant que scénariste. Peut-être que j’arriverai à faire en sorte que l’un de mes scénarios devienne un film. Mais j’en sais rien, personne n’est sûr de rien. Tout ce qu’on peut faire c’est essayer.
Le porn ne te manque-t-il pas ?
Une chose me manque à propos du porno : le sentiment de sécurité, savoir qu’on aura toujours un endroit où aller quoi qu’il arrive. Avec l’écriture et le cinéma, c’est exactement l’inverse, t’as l’impression de vivre en plein chaos. J’ai quitté le porno il y a quatre ans et aujourd’hui je commence à me sentir un peu emprisonnée, vulnérable… C’est stimulant et effrayant à la fois.
Ton style d’écriture est provocant et imprégné d’une approche sociologique de phénomènes actuels tels que la pornographie, le militantisme et la décadence urbaine. Tu me rappelles une certaine tradition d’auteurs trash tels que Chuck Palahniuk ou Virginie Despentes. Penses-tu appartenir à ce courant ?
Je prends ça comme un compliment ! Je ne sais pas si j’appartiens à ce courant littéraire, mais je m’en sens proche car j’y trouve un sentiment d’indépendance et de courage auquel je m’identifie pour des raisons assez évidentes. Sociologiquement parlant, je voulais vraiment rendre hommage aux 120 Journées de Sodome du marquis de Sade et à Thérèse Philosophe de Jean-Baptiste Boyer. Même s’il s’agit d’œuvres classiques, elles contiennent une véritable réflexion sur la société de leur époque, c’était vraiment important pour moi d’avoir quelque chose de semblable dans The Juliette Society et avec un peu de chance de faire rire les gens, de rendre mon livre actuel.
Pourquoi avoir choisi d’approcher la littérature de manière aussi brutale ?
(Rires) Je ne pense pas que ce soit brutal. Mais pourquoi j’ai écrit ça précisément ? C’est directement lié à cette recherche du bonheur, à ce combat constant pour une vie décente. Comme je l’ai déjà dit, je n’ai jamais eu l’occasion de faire un film à partir de l’un de mes scénarios et dès mes débuts dans le porno, beaucoup de mes fans, particulièrement les femmes, m’ont demandé d’écrire un livre érotique. Un de mes agents m’a demandé de le faire il y a cinq ans, mais à ce moment-là je me disais que ce n’était pas une bonne idée. Aujourd’hui, la littérature érotique est rentrée dans la culture pop, de manière complètement inédite. J’y ai vu l’opportunité de créer quelque chose en m’inspirant de ma propre expérience. J’y ai beaucoup réfléchi et je me suis dit que c’était le bon moment pour créer quelque chose de différent, d’apporter une authenticité qui manque cruellement à ce genre.
Comme tu l’as déjà dit, la littérature érotique est devenue mainstream, principalement grâce à Cinquante nuances de Grey. Ton livre est souvent comparé à cette trilogie, bien que la comparaison soit peu pertinente. Que penses-tu de Cinquante nuances et cette mode dite du mommy porn ?
Je pense que le terme mommy porn est l’une des pires expressions que l’on ait jamais inventées, c’est très dégradant pour les femmes. Ceci dit, je pense que c’est une bonne chose que la sexualité féminine soit mise en avant. C’est très important, j’espère qu’il ne s’agit pas juste d’une mode. J’espère que les gens vont vraiment en tirer quelque chose, d’essayer de grandir et d’accepter ne serait-ce qu’un peu plus la sexualité féminine. Sociologiquement parlant, il y a toujours énormément de problèmes avec le slut-shaming et les suicides de jeunes filles que ça entraîne… Tout ça est une question d’ignorance. On n’apprend pas aux femmes à avoir confiance en elles, à être fières de leur sexualité, et ça cause beaucoup de problèmes. C’est comme quand on raconte à un enfant que le monde est génial, plein d’arcs-en-ciel, que ton papa et ta maman t’aiment et que tu es parfait comme tu es : ce n’est pas ça le putain de monde ! Ce n’est pas le monde dans lequel nous sommes !
Tu vois quelles solutions face à ce problème ?
L’éducation doit avoir un rôle préventif, pas curatif. On ne dit pas la vérité sur la sexualité féminine car c’est tabou d’en parler. Avec la façon dont la technologie évolue, de plus en plus de gosses vont avoir accès au porno, vont voir des filles nues sur Instagram. Sociologiquement et en ce qui concerne la sexualité, la technologie progresse si vite que nous n’arrivons pas à nous adapter à son rythme. On reste bloqué. Si j’étais parent j’aurais le même problème, je ne voudrais pas penser à ma fille de 12 ans en train de se faire baiser, c’est quelque chose d’effrayant. Et pourtant aujourd’hui, tu croises une fille dans la rue, de loin tu te dis « wow, regarde ses jambes ! » et quand tu arrives à son niveau, tu réalises que c’est une gamine de 12 ans en minijupe, maquillée et coiffée comme si elle allait à son premier rencard. Si c’est la façon dont le monde évolue et que les gens mûrissent plus vite, nous devons adapter notre éducation en fonction de ça pour éviter le slut-shaming.
La France et sa culture semblent occuper une place prépondérante dans ton parcours intellectuel. Il y a beaucoup de références à des artistes français dans ton livre. Comment as-tu découvert la culture française ? Qu’est-ce qu’elle représente pour toi ?
La France représente la romance et la liberté… enfin, au moins dans la tête d’une jeune fille américaine (rires). J’ai toujours été attirée par la langue française, dès l’enfance. Je ne saurais expliquer pourquoi, je n’ai aucune origine ou racine française. Je pense que Paris a aussi beaucoup été associé à un côté romantique dans l’imaginaire collectif. Le premier film à m’avoir fait prendre conscience de la puissance du cinéma est Farenheit 451. Mon mentor – qui était aussi mon professeur de théâtre à l’époque – avait dit à notre classe que nous devions voir au moins un film par semaine. J’ai trouvé ça génial, je pouvais rentrer chez moi et dire à ma mère : « Le prof a dit que tu devais me montrer au moins un film par semaine ! ». J’ai demandé une liste à mon professeur, elle était composée en majorité de films indépendants, français ou américains. C’est de cette manière que ça a commencé. Je ne sais pas pourquoi mais je pense que certaines personnes sont naturellement attirées par d’autres cultures. Pour moi, ça a toujours été la France. Mais maintenant que j’y suis et que j’y passe beaucoup de temps, je me rends compte qu’il y pleut beaucoup. C’est un peu décevant (rires).
En parlant de culture française, j’ai été très surpris en découvrant la playlist Spotify que tu as sélectionnée pour la sortie française de The Juliette Society car elle inclut une chanson de Johnny Hallyday… C’est un peu désuet comme référence, je me demandais si c’était ironique ou si tu étais vraiment fan de Johnny ?
Mon agent connaît Johnny personnellement et m’a parlé de lui. Ceci dit, je ne suis pas une grande fan de Johnny mais j’apprécie sa musique car je suis quelqu’un de nostalgique. Par contre si j’avais vécu à l’époque de ses grands succès, je n’aurais sûrement pas aimé du tout. C’est étrange, c’est comme le disco, si j’avais vécu au temps où c’était à la mode, j’aurais absolument haï ce truc.
Qu’est-ce que tu pourrais nous recommander, à lire ou à écouter, en ce moment ?
Le dernier livre que j’ai acheté est un vieil ouvrage. Je viens juste de me procurer un exemplaire de L’Enfant de Volupté de Gabriele D’Annunzio. J’ai vraiment eu du mal à le trouver ; une toute petite maison d’édition a réussi à mettre la main dessus et l’a publié en anglais. Je passe beaucoup de temps au Lac de Garde en Italie, c’est là que Gabriele D’Annunzio vivait et écrivait ses histoires, c’est vraiment fascinant. Je viens également de recevoir La Maison de l’Inceste d’Anaïs Nin. Pour ce qui est de la musique, il y a ce groupe génial, The Skins. Ils sont super jeunes, la musique est punk mais pas le chant. C’est très cool et original. Sinon j’écoute en boucle les derniers albums de Depeche Mode et de David Bowie.
Photos par Guilhem Malissen
Si je n’ai jamais été fan de Sasha et je ne comprends toujours pas l’engouement; je dois reconnaitre qu’il s’agit -sans doute- d’une des (ex-)pornstars les plus intéressantes en interview.
Cette jeune fille est vraiment surprenante dans ses gouts, ses références. C’est, pour le coup, très agréable à lire.
Et félicitations à GrosMikko et au tag, car finalement c’est vous aussi qui posez les bonnes questions.
Je suis officiellement amoureux de la photo en bannière…
Et amoureux de Sasha, aussi, comme de nombreux autres, ici 🙂
Je suis toujours aussi jalouse de toi, GrosMikko.
Je plussoie ce que dit Prof (mais contrairement à lui, je suis fan de Sasha) : elle est intéressante à lire / écouter et l’interview est bonne.
Question à la rédac : une petite critique ou avis du livre en question sur LeTagParfait prochainement ?