Laurent de Sutter : « En soi, la pornographie n’est pas une affaire de transgression, mais une affaire d’intensité »
Il y a quelques années, le site Popporn annonçait déjà la couleur. 2013 aura vu la culture porn dépasser les frontières du porno chic pour aller s’installer bien confort dans notre quotidien de manière presque vulgaire. Mais pris dans la masse d’images et d’infos et digéré sans choquer ni même exciter si ce n’est, parfois vaguement, nos pulsion politiques, le porn devenu pop n’a-t-il pas perdu sa raison d’être ?
On est allés voir Laurent de Sutter — philosophe éminemment pornographique, auteur d’une métaphysique du X et directeur de la collection PUF « Perspectives critiques » — pour lui demander si 2013 et le twerk de Miley Cyrus avaient bel et bien fini d’enfoncer le dernier clou dans le cercueil d’un porn par tous pour tous.
Est-ce que vous pensez qu’on peut dire aujourd’hui que la pornographie (dans son sens le plus littéral/obscène) – qui était encore, il n’y a pas si longtemps, relativement honteuse – est utilisée à des fins de glorification par le biais des sextapes (exemple bête et méchant), selfies et autres détournements ?
La pornographie est un art qui n’a cessé de prendre les visages les plus inattendus. On a longtemps cru qu’elle n’était qu’une affaire de cul. Mais on se rend compte aujourd’hui que cela pouvait impliquer bien davantage. Il peut s’agir, par exemple, de Nabilla lançant son fameux « Allô » sur le plateau d’une émission de télé-réalité. Il n’y avait rien de pornographique au sens traditionnel, littéral, sexuel, dans ce geste – et pourtant personne ne s’y est trompé : Nabilla est la plus pornographique des figures publiques que l’on ait connues depuis bien longtemps, ce qui est un compliment. Les sextapes des uns et des autres, les selfies de plus ou moins inconnus, à côté, sont, pour la plupart, des parangons de puritanisme. C’est-à-dire qu’ils ne sont, le plus souvent, qu’une manière de rejouer, en tentant de s’annexer la puissance propre à toute pornographie, la plus banale des stratégies de communication. En montrant ses fesses, on espère faire parler de soi. Où est la pornographie, là-dedans ? Nulle part. Pour qu’il y ait pornographie, il faudrait qu’il y ait quelque chose qui soit de l’ordre de l’excitation et de la fascination, que le sexe en soit la cause ou non.
Est-ce que la transgression est dans la nature de la pornographie, et si on lui retire ce facteur, que lui reste-t-il ?
Je ne crois pas que la pornographie ait jamais été transgressive. S’il est arrivé que certains pornographes aient pu bénéficier du douteux privilège d’être considérés comme des transgresseurs, c’était tout simplement parce que l’Etat, la police, la morale ou la société (biffez la mention inutile) en avait décidé ainsi. En soi, la pornographie n’est pas une affaire de transgression, mais une affaire d’intensité : elle est une puissance de fascination excédant le domaine de la simple délectation.
Est pornographique ce qui est plus fort que vous et qui, comme le rappelait Pascal Quignard, vous paralyse, comme face à un fascinus : vous ne pouvez pas vous empêcher de regarder – ainsi d’un accident de voiture, par exemple. Georges Bataille avait bien compris cela, puisqu’il avait fait d’une photographie représentant le supplice chinois dit des « cent morceaux » le point de départ de sa réflexion sur le sujet. Ce supplice consistait à équarrir de manière méthodique un supplicié de manière à ce qu’il n’en meure qu’une fois réduit à un simple tronc. Pour Bataille, qui en avait reçu un tirage de son ami Adrien Borel, c’était là l’image la plus intense qu’il ait jamais vue – mais chacun aura la sienne.
Dans l’hypothèse qu’il lui reste le facteur « excitant », est-ce que le fait qu’elle soit utilisée à tord et à travers dans un domaine plus public qu’intime ne la prive pas de cet élément-ci ?
Pas du tout. Le devenir-public d’une image (puisque c’est de cela qu’on parle ici) n’en change ni la nature, ni la puissance. Ce n’est pas le secret qui confère à une image son caractère pornographique – c’est même parfois le contraire. Une image tout à fait banale peut, sortie du domaine de l’intime, devenir la plus excitante des cochonneries. Pensez à la fascination d’Alfred Hitchock pour le chignon de Kim Novak dans Sueurs Froides, par exemple : quoi de plus banal, quoi de plus intime, mais, montré par Hitchcock, quoi de plus cochon que ce chignon ?
Inversement, une image publique, aussi provocante soit-elle, peut très bien, comme les sextapes dont on parlait, ne susciter d’autre réaction qu’un bâillement poli. Le problème est que cette excitation que l’on attache à la pornographie est le plus évanescent des effets, la plus évanescente des qualités. Roland Barthes, parlant de la dimension érotique de la photographie, disait que celle-ci réside dans un élément toujours singulier et toujours lié à la biographie du regardeur : le punctum. De même que, pour Marcel Duchamp, c’était le regardeur qui faisait le tableau, on peut dire que c’est le mateur qui fait la pornographie, c’est-à-dire l’excitation dans l’œil de celui qui regarde. Toute la question est donc celle-là, à laquelle aucun philosophe, aucun psychanalyste, aucun neurobiologiste, n’a donné de réponse satisfaisante (à commencer par Paul-Laurent Assoun, dans un livre récent) : qu’est-ce qu’être excité ?
Finalement, malgré l’histoire/succès que le cinéma porno a connu dans les années 70, est-ce que les concepts de pop et de porn ne sont pas tout simplement antinomiques ? Et est-ce que ce n’est pas justement cette antinomie, plus que la censure, qui a fini par remettre la pornographie en marge au début des années 80 ?
Je crois au contraire que pop et porn sont tout à fait synonymes. La culture pop a été l’élévation de la logique porn au niveau d’un principe de civilisation. On me pardonnera de continuer à donner dans le name-dropping – mais j’aimerais rappeler la définition de la pop qu’a un jour proposée Gilles Deleuze. La pop, disait-il, n’est pas une question d’objet (tel disque, tel livre, tel tabouret design), ni une question de temps (le contemporain en tant qu’opposé au passé), mais une question d’intensité. Le moment pop est celui au cours duquel la culture passe d’une logique de basse intensité à une logique de haute intensité, rendant l’excitation omniprésente plutôt qu’occasionnelle. La pop musique, de ce point de vue, est l’introduction de la pornographie dans le monde éthéré de la musique, le pop art dans celui de l’art, et ainsi de suite. Le problème est que le pouvoir (j’utilise à dessein cette catégorie grossière) n’aime guère que ses sujets soient excités, car cela pourrait les pousser à tenter d’inventer aussi une politique excitée, une pop politique, comme en Mai 68. D’où les politiques anti-pornographie qu’on a connues à la fin des années 1970, et qui succédaient à des politiques anti-cinéma (le médium pop et porn par excellence), anti-pop musique, etc.
Est-ce qu’avec les deux exemples cités en 1, et plus encore un site comme Chaturbate, on n’est pas arrivé à une époque du porno par tous, pour tous, qui lui fait peut-être perdre tout son sens ?
J’ai envie de vous répondre, comme ce grand pornographe qu’était Andy Warhol : so what? Je ne peux que répéter que la pornographie n’est pas donnée à tout le monde – parce que l’intensité n’est pas donnée à tout le monde. La pornographie est la forme que prend la création artistique dans le monde dont le pop est le transcendantal – à savoir, notre monde. Il y a donc, si vous voulez, un classicisme du porno : comme la peinture, la pensée, la littérature ou la musique, il réclame effort, travail, talent, et une imagination de la forme. Que ce puisse être le cas des selfies ou des vidéos amateur est indubitable : il faut juste apprendre à le voir, et à distinguer ce qui y est excitant de ce qui n’y est qu’ennuyeux. Or, comme je l’ai dit tout à l’heure, il est à craindre que l’ennuyeux représente l’écrasante majorité de ce qu’a à offrir ce corpus – mais il en a toujours été ainsi. La création, en porn comme ailleurs, ne connaît pas les règles de la démocratie : elle est de part en part aristocratique.
Est-ce qu’il ne s’est pas effectué un glissement du porno chic vers les porno pop cette année, ou le pop porn si on préfère ?
Le porno chic fait, ces derniers temps, l’objet de railleries toujours plus satisfaites, toujours plus ironiques et toujours plus intelligentes. C’est le signe sûr que quelque chose d’intéressant y était à l’œuvre. Cela vaut pour les photographies publicitaires ayant reçu ce nom de baptême comme pour les œuvres des pornographes professionnels qui, comme Andrew Blake ou Michael Ninn, en avaient fait leur marque de fabrique. Ils avaient essayé d’inventer quelque chose – et le résultat de cette recherche continue, à mon sens, à traverser les années avec grâce (je pense à Aria ou à The Villa, de Blake, par exemple, qui sont des petits chefs-d’œuvre). Mais s’il s’agissait là de porno chic, il s’agissait tout autant de pop : il s’agissait d’objets adressés à un public ayant accepté le devenir-pop du monde dans lequel ils vivaient, et en étaient très heureux. Plutôt que parler d’un glissement du porno chic vers le porno pop, je parlerais plutôt, en référence avec les phénomènes que vous soulignez, de glissement du porno chic au porno freak, l’un comme l’autre appartenant au même univers pop. Le porno freak, ce serait le porno qui se rêve démocratique – mais qui sait très bien combien il ne s’agit bien là que d’un rêve.
Photo en une par © Jean-Claude Encalado
Aria et The Villa, les chef-d’ouvres d’Abdrew Blake? Ce sont parmi ses films les plus fetish d’accord, mais surtout les plus chiants. Sa decade prodigieuse à lui, c’était 1988-1998, quand il a ouvert le bal avec Night trips ou House of dreams qui étaient vraiment porno tout en expérimentant des trucs vraiment beaux et inhabituels sur le plan visuel. Et ça va jusqu’à Wet en gros. Après il est devenu sa propre caricature.