Le food porn est-il un problème ?
Le food porn est-il un problème ? C’est là le sujet de The Problem With FoodPorn (habile !), dernier article de Kelsey Miller, rédactrice régulière pour le site culturel lifestyle Refinery29. Pas tant un papier à charge qu’une de ces tranches de vie qui nous font méditer sur la façon dont la société numérique influe sur notre perception de la bouffe…mais pas que.
Anti-Diet Project
Kelsey Miller est l’initiatrice du Anti-Diet Project, créé en 2013. L’idée de cette campagne alimentée à coups de tweets quotidiens était de questionner l’image du corps féminin et l’alternative possible aux fadaises de Ducan et consorts, en partageant ses choix prononcés de bectance. Concernée par ses problèmes de poids, Miller rejette pourtant les conditions drastiques imposées par le régime restrictif dont elle a déjà subit les douloureux effets secondaires – physiques et psychologiques – durant son adolescence. Elle souhaite modérer sa santé mais en prônant le respect du corps avant tout (le body positivity), afin d’entretenir une relation neutre, raisonnable et rationnelle avec la bouffe.
Kelsey Miller, le ptitdéj des champions
La mangeuse disciplinée met en pratique le concept philosophico-nutritif de « intuitive eating ». L’idée ? Assurer une relation équilibrée entre corps, bien être mental et usage dosé de la nourriture, car « my body knows how to feed itself » : il s’agit d’offrir à son corps ce qu’il exige quand il l’exige, être réceptif aux signaux émis quotidiennement par son corps, répondre à son appétit en se donnant « d’inconditionnelles permissions pour manger » tout en gardant en tête que « respect your body, so you can feel better about who you are ». Le mot même d’intuition ne raconte que cela, à savoir dialoguer avec son organisme et deviner en lui prêtant l’oreille ses besoins au jour le jour.
En entretenant une relation plus apaisée avec la bectance de par le succès de son pari, la journaliste en vient à questionner celle qui, massive, s’étend sur la blogosphère sous le nom de #foodporn. Certains diraient au sujet de cette pornographie du bon-manger que ce n’est que de la rigolade et qu’il importe peu de le concevoir sérieusement, mais alors pourquoi s’agit-il d’un des phénomènes majeurs de l’internet 2.0 ? Ni complètement noir ni complètement blanc, le constat imposé par le foodporn est comme un gâteau qu’on diviserait en trois parts, chacune complétant l’autre en un tout sucré.
Dis-moi qui tu es, montre moi ton repas
Première phase : le foodporn, c’est Moi, le foodporn c’est le Bien. Miller a constaté le grand succès de la réception publique de ses photographies amateur (« les plus jolies, les meilleures »), en particulier sur un média social comme Instagram, dès qu’il s’agissait de bonnes sucreries et de burgers alléchants. L’estime relative à ces mets immortalisés par l’appareil lui fait plaisir et confère enfin une signification à son projet. Pour elle, prendre en photo ces repas, c’est constater sa victoire sur le surpoids, victoire populaire car partagée avec des centaines de followers. Après des années à combattre la bouffe, elle a désormais le droit de l’honorer, de l’assumer, d’en profiter en la mettant en scène.
Une manière publique de témoigner du fait qu’elle peut enfin, suivant les habitudes alimentaires qu’elle s’est imposée, se faire davantage plaisir, dans les limites du « régime rationnel ». « Désormais je ne n’ai plus honte de manger : cela fait sens. L’évolution de ma relation avec la nourriture et le régime fait partie des choses les plus importantes dans ma vie. Et ça m’a fait du bien de partager cette émotion » avoue-t-elle. La mosaïque Instagram devient l’emblème du lifegoal.
Capturer une pâtisserie ou un dessert fruité, c’est clamer haut et fort l’entente actuelle avec son propre corps, ce sentiment de communion et de bien être : « Bravo ! pensais-je. Désormais, je peux m’offrir un dîner comme une personnage normale. Et je voulais le hurler sur les réseaux virtuels. ». Quand on prend en photo un aliment, on témoigne du sentiment de satisfaction relatif à une situation intime : je peux manger ça, et j’ai envie de vous faire partager le bonheur que je ressens à l’idée de le manger. Une espèce de candeur infantile, celle du gosse qui a fait un beau dessin et le montre au reste de la société.
En somme, le foodporn est notre altruisme contemporain à une époque d’individualisme forcené. C’est notre petit mot d’ordre communautaire à tous, sorte de bien-être collectif qu’on affiche sur Instagram comme s’il s’agissait d’une fenêtre sur le monde, symbole universel de fierté commune et reflet-miroir de notre évolution personnelle.
Food is not a problem. Food porn is.
Puis entre les beignets et le jus d’orange, vient la deuxième phase. La remise en question de l’acte en lui-même. Il faut creuser le vernis et en dégager la matière. Et cette matière est clairement soluble, elle se décompose d’elle-même.
Car populariser le foodporn, mètre-étalon des gastronomes d’aujourd’hui, c’est sur-populariser la bouffe. Plus que cela, c’est la déifier. Soigner le cadre, valoriser les courbes, faire attention à la lumière et au placement du produit qu’on chérit comme un model, c’est aussi tout faire pour plaire à l’audience. Non plus savourer l’enthousiasme sincère de l’internaute mais le chercher avec envie, insidieusement, d’une manière autocentrée, sombrer dans la politique sociologique du « quick-hit social-media validation. ». Et marche après marche, on en vient à diviniser la bectance. Le foodporn efface mon identité au profit non pas du contentement, mais de la dictature de l’estomac. Soudainement, seul lui existe et est érigé comme une rockstar. Il devient le seul point de vue possible.
Or, l’idée au coeur du mode de vie de Baker, qu’il s’agisse de l’Anti-Diet Project ou de « l’alimentation intuitive », est de neutraliser la nourriture. Ne pas la bannir, ce qui reviendrait à opter pour les pires méthodes de régime actuelles, mais ne pas non plus en abuser et la glorifier. « À travers mes clichés, je taguais #AntiDietProject mais ce n’était plus du tout l’état d’esprit de l’Anti Diet Project. Dans un certain sens, tout cela représentait presque l’opposé total de ma mission : la glorification de la nourriture en lieu et place d’une relation neutre et naturelle avec celle-ci. C’était démesuré et malsain. ».
Ce que souhaitait la nutritionniste, c’est rendre compte d’un cheminement et de son aboutissement, plutôt que d’être obsédée par ce qu’est en définitive le food porn : l’instantané. Ce que nous raconte le food-porn, c’est la puissance disproportionnée et éphémère des délices pantagruéliques. Un cérémonial quasi religieux où le corps alimentaire l’emportant indiscutablement sur le respect de notre corps à nous, et l’attention whore sur le naturel comportemental. Le pantagruélisme nouveau est-il réellement un humanisme ? Pas sûr…
Twist : en rendant compte quotidiennement de l’accomplissement de sa « mission », la demoiselle a finalement compris qu’elle n’avait fait que la contredire. Soudainement, elle se souvient que « mon objectif était de fuir ce système toxique et d’apprendre à traiter la nourriture normalement ». Ce système, ce n’est pas seulement celui des réseaux sociaux mais de la télévision, comme le démontre l’omniprésence des food reality shows à l’antenne (« food was everywhere« ). Nous sommes dans la société hypocrite de Willy Wonka. On condamne le surpoids et le déséquilibre alimentaire tout en gavant le consommateur de délicieuseries gustatives. Société de la déréalisation dans laquelle, 24/24, sept jours sur sept, « la nourriture est le centre de l’attention« .
Ce système excessivement médiatisé dans lequel nous vivons dépasse Twitter. C’est celui de la « Crème Fraîche », méticuleusement dépeint dans toutes ses outrances par Trey Parker et Matt Stone : « the food thing is intense, man« .
De l’autre côté de l’assiette
L’idée serait donc de ne pas trop privilégier cette déformation massive de la réalité, mais de conserver son sens de la nuance et des priorités : Moi, mon corps, mon identité, ma vie. « La nourriture n’est pas un problème. Le foodporn l’est. Je souhaite que la satisfaction que m’apporte la nourriture soit une partie de ma vie, mais pas son centre. Je voudrais rappeler qu’une tomate n’est rien d’autre qu’une tomate, et que tous les bols de soupe ne méritent pas forcément une audience. Plus que tout, je veux rappeler que la nourriture n’est là que pour me faire plaisir […] En fin de compte, ce n’est qu’un repas. » . La finalisation d’un mode de vie à travers lequel, pour être combattue, l’abondante nourriture doit être objectivisée au maximum, retrouver son état de normalité palpable que photographes et internautes transgressent quotidiennement.
Mais plus généralement comme toute fable moraliste, Miller s’empare du sujet de la bouffe omniprésente pour mettre en avant l’évidence : celui avec qui l’on partage le plat est plus important que le plat lui-même, et le cadre – géographique ou temporel – l’emporte sur le goût et la nécessité de le diffuser. Le goût de la mémoire, en somme, est au coeur de notre vie. Cet été où l’on déguste cette tarte meringuée au citron. Ce jour d’hiver où l’on s’éclate la panse avec une pleine assiette de marrons chauds. Cette amie ou ce pote que l’on rencontre autour d’un poulet rôti aux odeurs érotisantes.
Le foodporn est un romantisme. Malgré lui, quand il n’efface pas l’individu avec ses couches de gras et de sucre, mais les rassemble. Le foodporn, un problème ? Plutôt quelque chose à problématiser pour mieux se comprendre soi-même, établir par bribes sensitives le plan des scènes marquantes de son existence…ces scènes qui font sens par les sens.
Rien n’est finalement plus fort que ces instants dans une vie, forcément placés sous le signe de la régalade orale, caractérisés par les rencontres, les découvertes et les relations sociales, non pas conditionnées mais ponctuées par un sandwich, une sauce gouleyante et une tartelette aux fraises. Le bonheur serait donc à chercher non pas over the rainbow mais quelque part… à côté de l’assiette.
Aucun commentaire. Laisser un commentaire