Webtoons, la BD coréenne en ligne s’installe en France
Les amateurs de manga curieux, radins ou paresseux connaissent bien les scans, ces versions numérisées d’ouvrages papier qui circulent un peu partout sur internet. Combien d’heures passées sur ces pages en noir et blanc mal scannées, combien d’yeux écorchés par ces heures de lecture mal acquises ? Mais surtout, combien d’éditeurs mis en difficulté par cette forme méconnue de téléchargement illégal ? Ces questions, la Corée du Sud ne se les pose plus. Depuis 2003, le pays des matins calmes embrasse sa passion des phylactères grâce aux webtoons, des bandes dessinées diffusées sur Internet en toute légalité.
Des drames, de la comédie, des histoires de super-héros ; difficile de ne pas trouver son bonheur au milieu des centaines de titres proposés par Line Webtoon. La plus grosse plateforme de webtoons sud-coréenne propose tant de genres, de formats et de styles graphiques différents qu’on peine à rester concentré sur une série particulière, tout sollicité qu’on est par ces innombrables stimuli. Les Coréens sont pris au piège depuis longtemps : en 2014, Line Webtoon et ses concurrents ont accueilli 17 millions de visiteurs chaque mois. Produits dérivés compris, ce marché pèse désormais 420 milliards de wons, soit 338 millions d’euros. Si on vous en parle, c’est parce que le porno n’est pas étranger à ce succès.
Didier Borg est éditeur de bandes dessinées et passionné de culture coréenne. Il explique : “Pendant à peu près six ans ans, le webtoon a été 100% gratuit et 100% soft avec d’un côté de la romance, de l’autre de l’action, le tout plutôt destiné au lectorat teenager. Et puis une plate-forme est arrivée en disant “Nous, on va diffuser des contenus strictement adulte.”” Quand il est question de créations explicites ou connotées sexuellement, la Corée du Sud a la censure facile. Du côté démocratique du 38e parallèle, une paire de jambes un peu trop découverte suffit à priver un clip de diffusion à la télévision. Pour pouvoir mettre ses bandes dessinées X en ligne en toute tranquillité, le pionnier Lezhin.com a dû créer le premier site de webtoons payant. “Et ça a marché, explique Didier Borg. Ça a même très, très bien marché.”
Grâce aux bénéfices engrangés par son pari réussi, Lezhin a pu diversifier son catalogue : “Ils sont passés d’un site qui ne faisait quasiment que du X à un site qui a rééquilibré ses contenus par d’autres contenus “adultes” mais non pornographiques, s’enthousiasme Didier Borg. D’une plate forme est née une autre, puis une autre, et encore une autre.” Ce succès n’a pas manqué d’inspirer les sites de webtoons concurrents, y compris les plus classiques. “Tous les autres se sont dit qu’il y avait un marché, qu’ils ne pouvaient pas laisser passer le truc, continue l’éditeur. Aujourd’hui, tout le monde bascule sur un modèle payant et tout le monde fait du porno.” Y compris Delitoon, la plate-forme de webtoons que Didier Borg essaye d’imposer sur le marché français.
L’éditeur a donné naissance à Delitoon en 2011. Son idée : importer le modèle coréen en France, tout simplement. A ses débuts, la plate-forme de webtoons francophone était totalement gratuite et n’hébergeait aucune bande dessinée érotique ou pornographique. Cette phase expérimentale tout-public a laissé place à un modèle payant basé sur un système de crédits : 200 pour 50 euros, 15 pour 4 euros. Si les chapitres les plus anciens sont accessibles gratuitement, il faudra débourser deux unités de cette monnaie virtuelle pour s’offrir le dernier épisodes d’une bande dessinée. Pour obtenir ces crédits, il faut bien sûr ouvrir un compte sur Delitoon. S’inscrire sur la plate-forme vous permettra également d’accéder à sa dimension érotique, inaugurée cette année.
Depuis 2016, Delitoon propose quelques séries X venues tout droit de Corée, comme le reste de son catalogue. “C’est vraiment du webtoon coréen, souligne Didier Borg. On est dans l’import complet du concept, on est même associés à des Coréens.” L’équipe de Delitoon collabore avec Kidari Entertainment, une filiale du géant Daou Technology. Le patron explique : “Ils ont accès à l’intégralité du marché, et donc on fait un double screening. On regarde, on leur dit ce qui nous plaît, eux nous disent à quoi on peut accéder et ensuite on trouve un ensemble commun. On y effectue une nouvelle sélection, qui finira traduite sur Delitoon.”
Les quatorze catégories du catalogue de Delitoon sont alimentées grâce à ce système d’échange franco-coréen. Les bandes dessinées érotiques subissent un examen approfondi : “On a un regard assez froid sur les choses, indique M. Borg. Dans une première phase, on n’y met rien d’émotionnel, les filles et les garçons de l’équipe regardent avec leur propre culture.” Cet examen initial permet à l’équipe de la plate-forme française d’estimer les chances de succès d’une série : “On se demande si ça va plaire à quelqu’un et si oui, à qui et à quel point ? De quelle manière ça s’intègre dans notre politique éditoriale ? La deuxième couche est plus personnelle, chacun s’exprime. Ca m’excite, ça m’excite pas…”
Le potentiel d’excitation d’une série n’est pas le seul critère dont se soucient David Borg et ses associés. Pour faire son entrée sur Delitoon, une bande dessinée érotique ou pornographique doit proposer plus : “On est très, très loin des critères habituels de la bande dessinée pornographique européenne, des Crepax, des Manara, soutient l’éditeur. On est pas dans le dessin qui fait des jolies femmes juste pour regarder. Dans le webtoon, je peux avoir un polar, un thriller, et en même temps des aventures pornographiques… Il y a un fond, une histoire.” Dans Le diable est en moi, une jeune femme consulte un psy dans l’espoir de mieux maîtriser ses pulsions ; Alive raconte l’histoire d’une jeune femme un rien perturbée qui garde un chanteur devenu zombie dans son placard.
Les projets pornographiques du patron de Delitoon sont ambitieux : “Notre objectif, à terme, c’est d’avoir 20% de contenu strictement adulte sur l’ensemble des bandes dessinées disponibles, explique-t-il. Ensuite, en fonction de l’évolution des goûts et des envies, on s’adaptera, mais c’est l’objectif de base.” Pour tenir cet objectif, Didier Borg a prévu de diversifier son offre en faisant appel à des créateurs français. En 2013, sa plate-forme avait dévoilé le désormais célèbre Lastman de Bastien Vivès. L’auteur inaugurera bientôt une deuxième série sur Delitoon : “C’est absolument fantastique, ça s’appelle Petit Paul, explique Didier Borg. J’ai déjà cinq épisodes qui sont incroyables, plutôt de l’ordre du délire et de l’humour. Je pense que ça va laisser des traces dans les colonnes de quelques journaux. C’est borderline, mais c’est très, très sympa.”
Comme la K-pop ou les K-dramas, les webtoons font partie de l’hallyu, la vague de culture coréenne qui s’étend sur le monde depuis le début des années 90. S’il vous prend l’envie de la sous-estimer, rappelez-vous que la première vidéo qui a dépassé le milliard de vues sur YouTube était le clip d’un tube coréen, ou que l’offre de bandes dessinées en ligne de Line a débarqué aux Etats-Unis avec l’aide de Stan Lee. En cette année de célébration officielle du 130e anniversaire des relations diplomatiques entre la France et la Corée, Delitoon prouve encore que le pays des matins calmes est une importante puissance culturelle.
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