Entretien avec Georges, collectionneur d’art érotique
En mars dernier, Lausanne accueillait le même week-end le festival de porn La fête du Slip et le Cabaret Bizarre, deux prétextes pour mon ami Georges de se rendre dans la librairie Humus, spécialisée dans l’érotisme. Georges est collectionneur d’art érotique et possède un savoir encyclopédique sur la chose, de Hans Bellmer à Pierre Molinier en passant par Métal Hurlant, les Humanoïdes Associées, Trevor Brown et l’Ero Guro. Sur le chemin du retour, il m’a raconté sa passion pour les belles images qui lui font chavirer le coeur, briller les mirettes et tendre le pantalon.
Peux-tu te présenter s’il-te-plait ?
Georges, aka Herdoktor Napalm, activiste des scènes dites underground depuis les années 80, passionné par les images érotiques depuis les années septante.
Comment as-tu découvert cette passion ?
Il n’y a aucun environnement familial proche qui m’a poussé à découvrir tout ça. Pour ma famille c’était de la dégénérescence, à proscrire. Je me rappelle avoir demandé à mon père ce que voulait dire « sado-masochiste » et il m’a demandé « Où avez-vous vu ce mot ? » J’ai sorti un Rock & Folk qu’on m’avait prêté au début des années septante, dans lequel il y avait une interview de Lou Reed avec un t-shirt qui dévoilait son téton et il me l’a confisqué. Pourtant c’est de sa faute si j’ai découvert les dessins érotiques, un jour il m’avait donné des pièces en me disant « Achetez-vous des livres » et j’avais pris un recueil de Pilote dans lequel il y avait une planche de Philippe Druillet avec des scènes de baise cosmiques et psychédéliques (Yragaël ou la fin des temps). Moebius, Solé, tout était là. J’avais treize ans. Ça m’a mis dans un état d’extase. Première branlette, premiers émois. Merci ladite culture populaire.
C’est par le biais des livres que tu as commencé à collectionner ?
Il y a des magazines BD qui m’ont marqués. Dans Métal Hurlant, dans le numéro 16 je crois, il y avait une BD érotico-lesbienne western très bandante. Et Gwendoline aussi, Eneg avec Madame La Bondage et Princesse Elaine et surtout Jim pour La Baronne Steel. Que d’émois. Sans oublier Le Diable de Nicollet et Prisonnière de l’armée rouge de Romain Slocombe. J’ai toujours été intéressé par les bouquins qui étaient un peu déviants et par le psychédélisme, notamment dans l’illustration. Sade ou Bataille ont permis de faire le pont entre la littérature et le dessin. Sade c’était sympa mais Bataille ça m’a vraiment conquis. C’est par leurs écrits que j’ai découvert les illustrations de certains surréalistes comme Bellmer, Trouille, Molinier et bien d’autres. Ensuite j’ai découvert les graphzines par le biais de l’illustrateur et tatoueur Denis Greux. [Graphzine : livre graphique ne revêtant pas un caractère de revue.]
Tu collectionnes quoi exactement ?
Dessins, gravures, peintures, livres. Tout ce qui est support papier. Il faut que ça caresse ma rétine et mon esprit, c’est pas compliqué. Si en ouvrant un livre j’ai l’oeil accroché, je fais mon possible pour l’avoir. Quand je joue [jeux BDSM, ndlr] j’aime rentrer dans des états seconds, j’aime les sensations altérées comme si j’avais pris un produit. Les images me procurent ces mêmes sensations, quand je vois une image super forte, je m’évade.
Quelles sont tes références ?
Les érotiques du surréalisme, comme tout le travail sur la recherche de la perspective érotique de Hans Bellmer ou la peinture anarchiste de Clovis Trouille. Pierre Molinier a également une érotique similaire, où il inclut une esthétique transgenre, il se travestit, s’auto-sodomise. Dans les Japonais il y a Suehiro Maruo ou Shintaro Kago, et surtout Toshio Saeki, que j’ai découvert grâce à un bouquin qui s’appelle Japon Intime, qui avait été ramené en France par Romain Slocombe, à une période où les Japonais avaient laissé tombé l’érotisme pour faire du dessin pour enfants. Ce bouquin a permis à Saeki de retrouver sa notoriété au Japon et m’a beaucoup marqué. Ça a été ma porte d’entrée vers l’Ero Guro. [Mouvement artistique et littéraire japonais combinant érotisme et grotesque, ndlr.]
Le Japon a une place importante dans tes références.
La découverte de Trevor Brown dans les années 90 a aussi été importante. Au tout début d’Internet il avait créé un forum sur lequel on pouvait s’exprimer sur le graphisme, c’était hyper pointu. Brown avait un graphisme érotique froid proche de Bazooka. [Collectif d’artistes français associé au mouvement punk des années 1970, ndlr.]
Il s’inspire aussi beaucoup de l’art médical, du fétichisme médical. Il vit au Japon et a réussi à lui emprunter son esthétique érotique, à faire du porn qui oscille entre Bazooka et le kawaii. Il a beaucoup d’illustrations qui mettent en scène des lolitas dans la fantasmagorie SM, ce qui fait qu’il a été critiqué beaucoup et très longtemps. C’est une sorte de Balthus punk sous acide, souvent copié mais jamais égalé.
Par son forum j’ai connu un Strasbourgeois qui lui aussi est très influencé par la culture japonaise, Antoine Bernhart. Je l’ai découvert grâce à la revue Malefact qui était une revue graphique sans limites, dans laquelle on pouvait montrer des choses à la cruauté et la sexualité hyper explicite. J’ai eu l’occasion de rencontrer le personnage lors d’une expo à Berlin chez Bon Goût, au moment où il évoluait vers un nouveau style, celui qu’il a maintenant, avec des personnages à grosse tête et petit corps. Cette rencontre a été le début d’une amitié et d’une collaboration de longue date (Bernhart et Georges font partie du collectif sex-anarchists Schnecknewurst).
De Bernhart, Agnes Giard dit qu’il « représente le Mal, le Mal à l’état pur, pour le plaisir, avec une liberté totale ». Est-ce que pour toi le dessin bénéficie d’une caution artistique qui autorise les illustrateurs à dépasser les limites des conventions sociales?
Oui, face au dessin j’ai une tolérance incroyable. Dans l’illustration tout est possible, on peut dépasser les tabous, montrer du macabre, du pervers, du sadique, il y a une sorte de réserve on se dit que ce n’est « que du dessin ». Farrel, Bernard Montorgueil ou le Marquis von Bayros, qui date pourtant du 19ème, c’est sans limite. Et puis si on remonte dans lesdits classiques de Bosch à Goya, là ça balance sec.
Aujourd’hui seul le dessin a cette liberté, en photographie ou en cinématographie on ne peut plus tout montrer, sauf quelques pépites qui renouent avec l’impertinence.
Toute à l’heure tu as évoqué Farrel. Pour moi Dolcett lui-même, à côté de Farrel, c’est un enfant de cœur. Farrel c’est sadique, cruel, les femmes sont présentées dans des situations SM extrêmes, violées, mutilées, elles sont humiliées, en pleurs, alors que les héroïnes de Dolcett semblent volontairement s’empaler sur des broches pour être rôties et dévorées avec le sourire.
Farrel raconte qu’il bande en faisant ses dessins, il pleure, il passe par de nombreux états. Il a l’air de vivre toutes les émotions qu’il retranscrit dans ses dessins. C’est un des seuls artistes dont j’ai entendu dire qu’il se masturbait sur ses propres oeuvres. Molinier faisait aussi ses couleurs en se branlant, il les faisait goûter à son chat et si le chat aimait bien, il les utilisait.
Il faisait goûter les couleurs au chat ?
Oui, il mélangeait les couleurs qu’il allait utiliser pour ses peintures à son sperme et les faisait goûter au chat.
(Décontenancée) Ok très bien.
Farrel est très mal considéré, même dans le milieu SM. Berhnart aussi. A ses expos les gens regardent leurs chaussures, partent, gueulent ou adorent sans retenue. Ce n’est que du dessin bordel ! On représente pas Mahomet ! Et il y a toujours eu des artistes pour montrer la cruauté et la perversité, t’as cas regarder les frontons d’église ! Qu’ils nous lâchent avec leurs bondieuseries, ou alors qu’ils détruisent leurs frontons. C’est vrai que si je ne suis plus vraiment choqué par quoi que ce soit je peux comprendre que certains soient perturbés. Mais c’est bien, moi aussi j’ai été perturbé, et ça m’a poussé à vouloir en voir plus !
Ça t’a poussé à en voir plus, mais est-ce que ça t’a poussé à explorer, expérimenter dans ta vie sexuelle ? Des études essaient de montrer que visionner des vidéos pornographiques a une influence sur la sexualité des gens, négative ou positive. Est-ce que le dessin a eu une influence sur la tienne ?
Oui, clairement, ça m’a aidé à découvrir le milieu SM. Et surtout rendu très tolérant face aux personnes qui expérimentent et assument une autre sexualité.
Dans son dernier documentaire, Ovidie reproche au porn d’aller toujours plus loin, de sans cesse inventer et montrer des pratiques toujours plus extrêmes, qui conduisent le spectateur à en attendre toujours plus des actrices. Est-ce que c’est pareil dans l’illustration ? Y’a-t-il eu une surenchère de l’extrême avec les années ?
Pas du tout. Si tu prends le Marquis Von Bayros ou Martin van Maële ou bien même Félicien Rops, se sont des gravures et des enluminures de la fin du 19e, qui montrent de la sorcellerie dépravée, des jeunes adolescents qui découvrent leur sexualité tous ensemble, des lesbiennes qui se godent le cul, des jeunes filles qui se masturbent devant des chiens. Montorgueil présente des femmes très sadiques et très dominantes attachant des hommes et leur transperçant le sexe avec des aiguilles dès 1930. Sade a toujours été illustré. On n’a rien inventé, à chaque siècle ses références graphiques et ses décors, mais les représentations de la sexualité hardcore ont toujours existé. Moi ça me ravit.
Penses-tu que posséder des œuvres mettant en scènes des paraphilies extrêmes révèle les fantasmes des collectionneurs, ou seulement leur intérêt pour l’esthétique et la créativité des mises en scène?
Sur ce coup-là, je te répondrais qu’Eros et Thanatos ont toujours été liés, moi ça m’emmerde profondément que l’on analyse toujours tout. En plus ça donne du crédit aux censeurs, après faut pas s’étonner que l’on veuille censurer Stu Mead, parce que le FN le diabolise lors d’une expo à Marseille. Je viens d’une décennie où les maîtres-mots étaient free speech et fuck the censors.
Est-ce qu’aujourd’hui ça t’arrive encore de bander quand tu vois une image ou est-ce que tu as uniquement un rapport intellectuel avec elle ?
Là maintenant à cinquante cinq balais c’est plutôt devenu intellectuel, mais quand j’étais plus jeune je me tapais des branlettes c’est sûr. Avec l’avènement de la pornographie sur le net, il y a une proximité, une immédiateté sans pareille. Si j’ai envie de me pignoler, je sais que je vais vite trouver sur le net de quoi m’inspirer, mais je dois reconnaître que c’est souvent le nez dans les bouquins ou en regardant des images que l’envie de pignolage arrive. C’est surtout la quintessence du trait et des couleurs qui me chavire l’esprit.
L’envie naît du support papier et ensuite tu te rabats sur des vidéos ?
Oui, mais certains bouquins me font autant d’effet. J’ai l’impression que maintenant qu’hormis du gonzo il n’y a plus rien, plus de scénario incroyable. L’érotisme un peu lent des années septante me manque. Tu sais, une image dessinée porte souvent plus de romantisme et de développement artistique qu’une vidéo porn. Et puis le porn, à part quelques exceptions, c’est devenu un vulgaire business de gens puants et sans références, tout ce que j’exècre.
Justement, en parlant d’Internet, as-tu l’impression que le net t’as apporté une nouvelle abondance d’oeuvres à collectionner ?
Mes dépenses sur le net ne représentent que 5% de mes achats. La seule chose qui a changé c’est les forums pour correspondre avec les artistes et la possibilité d’acheter en direct sur le site web des éditeurs. Actuellement tout est visible sur le net, alors qu’à l’époque c’était beaucoup plus discret et ça n’intéressait que les initiés, sous cape. Avant le net, c’était une vraie chasse au bouquin. Tu regardais dans des graphzines pour trouver un nom et tu te rendais en librairie, chez Regard Moderne [Une librairie parisienne, ndlr] par exemple, en espérant le trouver, tu demandais, miracle ils l’avaient. Ou pas. Mais je préfère toujours rencontrer l’artiste et acheter en direct, j’aime entretenir des correspondances avec eux. Tu sais c’est pas facile pour un mec comme moi, qui n’a pas fait d’études, de se lancer dans une relation épistolaire. J’ai du mal à écrire une lettre, à poser convenablement mes sentiments. Je ne suis pas un grand lettré dans mes écrits mais je trouve qu’il faut donner le ton. J’ai pas le style de Mandiargues ou de Robbe-Grillet mais je veux vraiment retranscrire ce que leurs oeuvres me font ressentir.
Quelles ont été tes dernières trouvailles ?
Un livre allemand Clitoria avec des belles femmes rondes, pas sveltes du tout, dont le clitoris est toujours très proéminent. Récemment j’ai eu un gros coup de cœur pour Ludovic Levasseur, qui présente des créatures mi-femmes mi-animaux, des chimères couvertes d’écailles, à la langue démesurée. Levasseur possède une esthétique surréaliste qui mélange l’Eros et le Thanatos et qui me plaît beaucoup.
Tu veux ajouter quelques mots sur ce que tu as trouvé chez Humus ?
Que de la bonne dope pour mes yeux et c’est surtout un libraire passionné qui distribue et surtout édite de beaux ouvrages comme je les aime. Aujourd’hui à force d’en voir j’intellectualise plus, j’ai plus de recul. C’est difficile de garder une sorte de juvénilité naïve face aux œuvres, de toujours les regarder comme si c’était la première fois. Mais je dois reconnaître que ça arrive encore souvent. Les années septantes furent un vivier incroyable qui m’a ouvert des portes, que je continue d’enfoncer, musicalement aussi, mais c’est une autre histoire…
Illustration en une : Pierre Molinier
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