Un couteau dans le coeur – mais où sont les bites ?
Présenté en compétition au festival de Cannes, sorti en salles le 27 juin dernier, et disponible en DVD à partir du 6 novembre prochain, Un couteau dans le coeur, de Yann Gonzalez, fait partie des quelques films mainstream contemporains qui traitent de pornographie. Il est en effet situé dans le milieu de l’industrie pornographique gay, en 1979 à Paris. L’histoire (fictionnelle) est centrée sur Anne Parèze (Vanessa Paradis), réalisatrice de porno gay, qui suite aux meurtres violents de plusieurs de ses acteurs par un assassin masqué entreprend, à partir d’une plume énigmatique, une en/quête de plus en plus onirique, tout en tentant de reconquérir Loïs, son grand amour (Kate Moran).
J’ai peu apprécié ce film, pour plusieurs raisons. Je l’ai trouvé techniquement inabouti, maladroit dans sa juxtaposition d’une esthétique réaliste et d’une esthétique stylisée qui se côtoient sans s’alimenter mutuellement, laborieux et presque ridicule dans sa conclusion… et, ce dont il sera question ici, très décevant dans le rapport qu’il entretient avec la représentation de la pornographie.
Mais où sont les bites ?
Dans Un couteau dans le coeur, il est donc beaucoup question de pornographie. Surprise : 1h50 de film, on ne voit qu’un zizi et demi ! Et encore, brièvement, à l’arrière-plan, et au repos. Cela est d’autant plus frappant que la thématique sexuelle est omniprésente, dans l’action (tournage, montage et visionnage des films pornographiques, scènes de boîte), les dialogues (par exemple Archibald (Nicolas Maury), performeur et assistant d’Anne, manifeste constamment et démonstrativement son désir), les décors, les costumes… Il y a une volonté claire de faire exister cette dimension sexuelle en permanence ; ainsi, lorsque la police demande à Anne si elle connaissait des ennemis à la première victime, elle élude la question pour dire à quel point il était beau et insatiable sur le plateau. Citons également le personnage de Bouche d’or, qui par ses fellations magiques et bruyantes résout tous les problèmes d’érection. Le réalisateur et co-scénariste Yann Gonzalez joue ainsi avec la frontière entre l’humour et la vulgarité pour affirmer un univers fortement imprégné de sexualité.
Pourquoi alors cacher les biroutes ? Une première hypothèse serait la recherche de l’érotisme : en faisant exister cet univers sexuel sans aller jusqu’au bout dans l’image, provoquer l’excitation par la frustration. C’est en général ce qui distingue films dits « érotiques » (parfois « softporn ») et films dits « pornographiques » : absence des organes génitaux, rapports sexuels simulés. Un couteau dans le coeur est en outre conçu comme un hommage au giallo, nom donné à un genre de films policiers italiens qui mêlent traditionnellement enquête, horreur et érotisme.
Pourtant, s’il y a une intention érotique, elle ne fonctionne pas sur moi : à aucun moment Un couteau dans le coeur ne m’a suscité la moindre excitation. C’est parce que cacher les membres virils n’a d’intérêt érotique que si ce qui est montré donne envie de voir ce qui est masqué ; ici, au lieu de ce jeu du chat et de la souris, j’ai surtout eu l’impression d’une caméra excessivement pudique. Lorsque le cadre fait disparaître les verges, en les masquant ou les laissant hors champ, c’est sans aucune créativité, et sans laisser imaginer que cette frontière pourrait se déplacer. Quand ce n’est pas possible, les comédiens restent simplement en slip. « Il y a l’air d’y avoir du monde là-dessous », susurre Archibald, mais pas vraiment, à l’image les entrejambes restent très innocentes.
Ce qui pour moi prouve que l’absence d’organes génitaux relève de la pruderie est que Yann Gonzalez montre allègrement l’arme de prédilection du tueur, un godemichet noir dissimulant un poignard. Y compris, lors du deuxième meurtre, dans une scène de fellation (avant que la lame ne transperce la gorge), filmée dans les règles de l’art du porno. Le réalisateur s’autorise donc à montrer une érection et un rapport… seulement parce que l’on sait déjà que ce n’est pas une bio-bite mais un mortel engin en plastique. De fait, c’est dans les scènes intégrant ce sextoy que j’ai senti le plus grand potentiel érotique, vite désamorcé cependant. On retrouve la recette du précédent (et premier) long-métrage de Yann Gonzalez, Les rencontres d’après minuit (2013), où la pudibonderie était également de mise à l’écran bien que l’histoire ait pour cadre une partouze ; on y avait tout de même droit à une scène assez amusante dans laquelle le personnage incarné par Éric Cantona montrait et laissait tripoter son sexe phénoménal (vingt centimètres au repos) – mais c’était une prothèse à peine déguisée.
Pourquoi se cacher ainsi ? Restes de tabous qui postuleraient qu’une ambiance onirique est incompatible avec un vit ou un acte sexuel ? Choix de la production pour éviter l’interdiction aux moins de 18 ans ? (C’est réussi : en France, Un couteau dans le coeur est seulement interdit aux moins de 12 ans.) Pour séduire ou ne pas choquer le public visé (le « grand public », le jury du Festival de Cannes, peut-être les deux) ?…
Oui mais quand même, il y a des pornos ?
Le Tueur Homo et De Sperme et d’Eau Fraîche, les principaux « pornos » qui apparaissent dans Un couteau dans le coeur, ne sont ni plus érotiques ni plus explicites que le reste du film, et de fait pas pornographiques. L’esthétique choisie me paraît toutefois révélatrice, et m’apporte des clefs supplémentaires pour comprendre l’ensemble du film. Malgré le format (4:3) et la texture de l’image qui évoquent clairement l’époque, cette esthétique n’est pas celle d’une reconstitution réaliste. De manière flagrante, le cadrage et le montage sont beaucoup plus sophistiqués, et le jeu des comédiens beaucoup plus exubérant que dans le porno gay des années 70-80. Voir par exemple, ci-dessous, Sacré collège, réalisé en 1983 par Jean-Daniel Cadinot.
Ce que j’en comprends, c’est qu’Un couteau dans le coeur est un film de plasticien : ce qui intéresse Yann Gonzalez, ce n’est sans doute pas l’intrigue, l’érotisme, les représentations, ni même ses comédien·ne·s ; l’intérêt de son film réside dans l’esthétique de ses plans, ses couleurs, ses trouvailles de mise en scène, et sans doute la construction d’un univers personnel et très référencé. C’est une démarche qui me met en colère : la question de la représentation mainstream de la pornographie me paraît essentielle – rappelons qu’en 2018 il est mieux toléré de montrer au cinéma un viol, un infanticide ou un démembrement sadique qu’un pénis en érection. Bites et rapports non-simulés commencent doucement à exister dans le cinéma non-pornographique et en vue ; citons à la volée Les Idiots (Lars Trier, 1998), In the cut (Jane Campion, 2003), Love (Gaspar Noé, 2015)… Même Les garçons sauvages, sorti en février dernier et réalisé par Bertrand Mandico, qui interprète assez maladroitement un petit rôle dans Un couteau dans le coeur, était plus explicite. Alors, avec un sujet pareil, je trouve dommage et lâche de désamorcer cette question, de se détourner du réel pour privilégier la plastique de la photographie, ce qui ne fait que renforcer les tabous. On n’est pas près de désacraliser la bio-bite.
Mon dieu mon dieu mon dieu. Mais du coup que faire si le réal a envie d’un film esthétique et d’ambiance. même si ce real explore le monde du porno gay c’est obliger de montrer de la bite..?
Bon d’une part on occulte carrément d’autres trucs insupportables dans le film comme 1. Vanessa Paradis ou 2. que c’est pas si fou, et que les rencontres d’après minuit, oh tiens de Yann Gonzalez aussi était bien mieux et montrait l’énorme bio bite de Cantonna. Mais bon on s’en fout on veut pas du cinéma, on veut d’la bite c’est hyper réducteur et si c’est pour faire un film aussi pété que Love de Gaspar Noé, sérieux, je préfère encore voir (parce qu’au fond il n’est pas si mal) Un couteau dans le coeur qui brille d’ailleurs par son esthétique (comme brillait déjà Les rencontres d’après minuit).
C’est dommage de n’avoir choisi qu’un seul angle d’attaque pour ce film :). bisous.
De nombreux angles d’attaque sont en effet possibles, mais il s’agit d’une critique — déjà un tantinet longue –, je ne peux pas tout aborder, et l’approche que j’ai choisie pour le Tag parfait est d’analyser spécifiquement le rapport de ce film à la pornographie. J’aurais pu, ailleurs, faire une critique de cet esthétisme qui a ses qualités et son originalité mais qui, personnellement, me laisse de glace tant sur le plan technique (rien de virtuose, et beaucoup de passages manquent de maîtrise) que des émotions (le désintérêt pour les enjeux scénaristiques et surtout pour les comédien-ne-s nuisant à mon investissement émotionnel).
Je ne déplore pas le manque de bites en soi, je déplore le positionnement politique de Yann Gonzalez, que je trouve provocateur lorsque cela est « vendeur » mais qui évacue totalement la question de la représentation — question qui compte tenu du sujet qu’il a choisi doit se poser. Par exemple, ma critique des représentations aurait été caduque si, tout en continuant à s’intéresser avant tout à l’image et à la mise en scène, Yann Gonzalez n’avait pas fait autant d’efforts pour que rien d’un tant soit peu pornographique n’apparaisse à l’écran, et s’était contenté de laisser apparaître du pornographique sans le mettre spécialement en avant ou en valeur.
Oki, mais pour le coup je ne suis pas certain que le film aurait gagné en qualité par exemple 🙂
Cependant j’apprécie bcp l’esthétique du film et l’érotisme (bien plus) présent dans son film précédent.
Il est en effet regrettable que l’on ne trouve pas de production française sortant à la fois du mainstream et incluant avec brio un peu de porno dans tout ce paysage morne et terne.