Contrôle du porno : les britanniques face au spectre Ashley Madison
Ça vous dirait de fournir votre numéro de passeport pour pouvoir accéder à votre site porno ? Non ? Sage décision. Pourtant au Royaume-Uni, le gouvernement travaille à instaurer un portail entre l’utilisateur et le contenu adulte en ligne. Pour le déverrouiller : votre passeport ou votre permis de conduire. Une solution qui fait écho au « tiers de confiance » annoncé par le Secrétaire d’État au Numérique Mounir Mahjoubi jeudi 4 octobre, à ceci près que la France voudrait confier les clés à une entreprise non pornographique. Pour Pandora Blake qui réalise des films queer fétichistes et l’association de défense des internautes Open Right Group, cette mesure met des dizaines de millions d’utilisateurs face au risque de voir leurs données les plus privées fuiter.
Décidément, la perfide Albion n’aime pas que l’on s’adonne au fap visuel. Après avoir mis en place une liste des pratiques interdites dans les productions nationales (comme l’éjaculation féminine ou certaines pratiques BDSM), la voici qui veut restreindre l’accès du contenu adulte aux seuls internautes ayant fournis leurs documents officiels.
Cela fait un moment que ça dure. En 2015, le parti conservateur fait de la vérification d’âge une promesse de campagne. “Si nous n’agissons pas, les choses que les enfants voient sur ces sites ont toutes les chances d’être perçues comme “normales” par les prochaines générations, expliquait Sajid Javid, alors Secrétaire d’État à la Culture, aux Médias et au Sport. Ce n’est pas le genre de société que je veux voir, et encore moins le genre de société dans lequel je veux que mes enfants vivent.”
En 2017, le Digital Economy Act est passé et pose le principe de vérification d’âge. Pour le reste, c’est assez flou et la mise en place annoncée pour avril est repoussée à « plus tard dans l’année ». En coulisses les discussions avancent, relate Pandora Blake, performeur·se, réalisateur·rice et activiste qui fait campagne contre la loi, alors que nous la rencontrons dans un café de Londres. Deux organismes ont été désignés créer les régulations : le département numérique des médias et du sport (DCMS) et la BBFC, l’organisme chargé de classifier les films et jeux vidéos. Ne restera que l’approbation du parlement. « Probablement assez peu de députés se présenteront », parie-t-iel.
20 millions d’utilisateurs le premier mois
Concrètement, le gouvernement veut ériger un portail que l’internaute pourra déverrouiller en prouvant son age avec une pièce d’identité officielle de type passeport ou permis de conduire.
Un nouveau marché sur lequel plusieurs entreprises privées seront en concurrence, avec différents prix et niveaux de sécurité. En tête de lice, AgeID du géant du porno MindGeek, propriétaire de Pornhub, RedTube, YouPorn et de studios de production pour adultes comme Brazzers et Digital Playground. Le nombre d’utilisateurs touchés est gigantesque : entre 20 et 25 millions dés le premier mois estime l’association de défense des internautes Open Right Group, qui fait campagne contre la mesure avec Blake.
Le sujet est évidemment intime, les données sensibles. L’industrie pornographique, MindGeek en tête, n’est pas connue pour son zèle en ce qui concerne la protection de la vie privée et de la sécurité, rappelle Open Right Group sur son site, en faisant la liste des affaires qui ont touché le géant. rien dans la loi n’oblige à une protection particulière des données, comme c’est le cas par exemple pour les données bancaires (ou PCI DSS), souligne Pandora Blake.
Les données de navigation ne seront cependant pas liées à la pièce d’identité mais plutôt à une adresse email. « Nous utilisons une tierce partie pour vérifier l’âge, AgeID ne vérifie pas l’âge de l’utilisateur lui même, clarifie par email James Clark, directeur de la communication pour AgeID. C’est un point essentiel puisque cela sépare l’âge de l’utilisateur de son identité. (…) Tout ce que nous recevons à AgeID est une confirmation plus/moins de 18 ans.» Toutes les entreprises de vérification n’auront pas nécessairement recours à cette méthode, précise néanmoins Clark, ce qui « pourrait poser une menace pour la vie privée si cela n’est pas réglé par la loi ».
A minima, il faudrait donc que l’utilisateur prévoit une adresse spécialement réservée au porno. Une maigre consolation, pense Pandora Blake, qui convoque l’affaire Ashley Madison. En 2015, le site de relations extraconjugales est piraté et des milliers de données sont diffusées sur le darkweb. Pour certains clients de la plateforme, les conséquences sont dramatiques et plusieurs suicides ont été liés à l’affaire.
« L’adresse email et le mot de passe sont chiffrés à sens unique ce qui empêche la rétro ingénierie et qu’ils soient exposés dans le cas, hautement improbable, d’une violation des données », rassure tout de même James Clark. Ces données chiffrées ne seront par ailleurs pas associées aux données de navigation. « Nous ne suivons pas les utilisateurs, nous ne connaissons pas leur identité, nous savons simplement si l’âge a été vérifié avec succès. »
Si l’idée de donner votre pièce d’identité pour accéder à du porno en ligne vous semble fou, c’est pourtant déjà le cas pour les opérateurs mobiles. Une autre solution a été avancée par le gouvernement : l’instauration d’un pass, que l’on pourrait acheter dans un kiosque sur présentation d’une pièce d’identité, et qui donnerait accès au contenu adulte. AgeID propose cette solution avec PortesCard, en partenariat avec l’entreprise de technologie OCL. La mesure a été moquée – qui, en 2018, irait voir son kiosquier pour une autorisation de regarder du porno ? – mais au moins, aucune information n’est stockée durant le processus.
« Rien à cacher » ou « réelle menace » ?
Et les utilisateurs dans tout ça ? Sur le Tinder londonien, les avis sont partagés. Certains s’en moquent et rejettent l’idée de regarder du porno comme « malsaine ». D’autres, plus rares, sont prêts à fournir leur pièce d’identité. L’idée que des cybercriminels puissent obtenir des informations sensibles sur leurs préférences pornographiques ? « Je m’en fiche un peu, balaye Jan, 29 ans. Il n’y a rien de mal à regarder du porno ». D’autres se réjouissent de voir l’industrie régulée. « D’une certaine manière, cela a du sens, pense Saran, 31 ans. Il n’y a rien de mal à regarder du porno mais ce n’est certainement pas pour les enfants.»
La plupart ne sont néanmoins pas prêts à fournir un document officiel pour accéder à leurs plateformes de streaming pour adultes. « C’est trop, pense Ricky, 29 ans. L’industrie du porno va s’écrouler ». Certains en effet abandonneront leur pratique – plutôt irrégulière de toute façon. « J’irais probablement en mode old school et j’irais chercher des dvd au sex shop, dit Cherish, 30 ans. Ou je donnerai une chance aux romans érotiques. » D’autres, détourneront la difficulté. « VPN, proxy, site miroir… », déroule Mantas, 23 ans. D’ailleurs, MindGeek a déjà prévu son propre VPN…
« C’est une loi stupide et inutile », pense Sam, 28 ans, qui rappelle que les mineurs regardent du porno « depuis l’apparition de Playboy » et qu’un portail n’y changera rien. « C’est un gâchis de l’argent du contribuable que de passer par ce processus législatif. » « Il me semble qu’ils essaient de réguler quelque chose qui devrait être laissé aux contrôles parentaux et à une bonne éducation, pense quant à lui Mantas. Peut-être qu’au lieu d’utiliser les ressources pour la répression devraient-ils se concentrer à aider les « victimes » de ces sites pornos. »
Dans les cercles branchés porno de Twitter, on rejette catégoriquement la mesure. « Ce sont les adultes comme moi qui payent pour leur porno qui seront les plus embêtés par cette loi », dénonce Kath, 35 ans, bisexuelle dans une famille « remplis de violents fanatiques religieux ». « Une faille de sécurité qui me connecte à du porno lesbien serait une réelle menace pour mon bien être. »
A MindGeek non plus, on n’est pas convaincu du bien fondé de la loi. « Nous croyons fermement que les parents sont les mieux placés pour surveiller les habitudes de navigation de leurs enfants et la nouvelle loi n’est pas un remède miracle », estime James Clark.
Éduquer au porno
« Le gouvernement créé un problème qui n’existe pas en parlant des enfants qui tombent sur du porno par accident », pense Blake. Et de citer un compte rendu d’Ofcom, l’organisme des communications britannique, des études sur les jeunes et le porno : il existerait une corrélation positive entre un large accès aux médias sexuels et un taux plus bas de maladies sexuellement transmissibles, de grossesses chez les adolescents et d’agressions sexuelles.
« La pornographie peut être un outil très utile à l’exploration sexuelle, abonde Rosie Hodson, amateure de porno et nouvellement réalisatrice, qui fait son doctorat sur la loi. Réduire cette diversité risque d’augmenter l’inconfort et le malaise de ceux dont la sexualité est non-normative, sauf si d’autres ressources sont en place et accessibles. »
« Le gouvernement devrait plutôt fournir l’argent nécessaire à une bonne éducation sexuelle et améliorer l’esprit critique des ados », estime Blake. Pour iel, l’argument de la protection de la jeunesse, alors même que le gouvernement ferme les clubs de jeunes et coupe les budgets des écoles, est hypocrite. « Peut-être faudrait-il leurs expliquer comment un porno est fait, le fait que ce sont des acteurs et que le film est édité, que s’il n’y a pas de préservatif les acteurs ont probablement été testés, s’il y a du sexe anal ils ont probablement passé dix minutes à se préparer avec du lubrifiant. C’est comme un film d’action, tu n’apprendrais pas à conduire une voiture en regardant un film de go fast. »
[Edit] : Mardi 9 octobre, nous avons modifié l’article pour faire apparaitre que les adresses emails et les passeports sont chiffrés et ne sont pas associés aux données de navigations.
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