Régulation du porno en ligne : les mesures anglaises sont-elles applicables en France ?

Plusieurs pays sont partis en guerre contre le porno en ligne, enfin plus exactement contre « l’accessibilité du porno en ligne par des mineurs« . Dans cette course vers un internet régulé, le Royaume-Uni a pris un certain avantage. Le pays s’est lancé depuis 2014 dans une lutte féroce contre le porno – désigné comme responsable de bien des maux (mais sans toutefois appeler à son interdiction pure) – et devrait d’ici la fin de l’année mettre en place un des volets de la “Digital Economy Act 2017” pour restreindre considérablement l’accès à la pornographie en ligne.

De son côté, la France n’est pas en reste, puisque en novembre 2017 le Président Emmanuel Macron, désignait le porno comme responsable de la violence faite aux femmes : « un genre qui fait de la sexualité un théâtre d’humiliation et de violences faites à des femmes qui passent pour consentantes ». Depuis un an, les déclarations et les pistes envisagées pour réguler l’accès au porno en France s’accélèrent aussi. L’ex-Secrétaire d’Etat au Numérique, Mounir Mahjoubi – dont le poste est désormais rattaché à Bercy – évoque de son côté un “tiers de confiance”, comme une des “pistes envisagées par le gouvernement” pour réguler son accès. Dans une des rares interviews qu’il accorde à la presse sur ce sujet, il dit regarder avec beaucoup d’attention ce qu’il se passe au Royaume-Uni. C’est une option crédible, parce que c’est une option qui est testée ailleurs” déclarait-il au Monde le 17 octobre 2018.

Ce qui tombe assez bien, puisque le BBFC (British Board of Film Classification, organisme responsable d’évaluer la classification des films, de la télévision et des jeux vidéo au Royaume-Uni) vient de publier un site, AgeVerificationRegulator, dédié aux mesures bientôt mises en place de l’autre côté de la Manche. Un site fourni et didactique à l’intention du grand public et des professionnels, dont les FAQ très claires permettent de nous éclairer sur les mesures envisagées.

Les mesures envisagées par le Royaume-Uni

AgeVerificationRegulator, site lancé par l’organisme anglais BBFC

Comment contrôler l’accès aux mineurs sur Internet ?
Plusieurs options sont retenues mais aucune n’est privilégié par la BBFC. Elle envisage par exemple l’achat d’un pass dans des kiosques à journaux ou la vérification numérique de l’identité en ligne par des tiers (les fameux “tiers de confiance”) comme AgeID – la solution maison proposée par MindGeek.

Quid des disclaimers à l’entrée des sites ?
Ils ne sont pas suffisants selon la BBFC pour bloquer l’accès aux mineurs à un site porno. Ils ne font donc pas partis des options retenues pour contrôler l’accès de ces sites.

Quels sites sont visés ?
Tous les sites pornographiques dits “commerciaux” accessibles au Royaume-Uni sont concernés par cette mesure, mais plus particulièrement ceux qui ont “un gros trafic”. La BBFC s’intéresse plus précisément aux sites pornographiques qui peuvent être visités par des enfants, qui jouissent d’un bon référencement, qui ont une présence active sur les réseaux sociaux ou qui exposent de la “pornographie extrême”. En d’autres termes : les tubes porno (ils ne sont pas nommés ainsi).

Est-ce que les sites qui proposent que des textes porno ou audio sont également visés ?
Oui.

Une distinction est-elle faite entre porno et webcam porno ?
La BBFC semble ignorer que des sites comme Chaturbate font partie des plus gros sites « porno » au monde, tout en ayant un fonctionnement très différent des tubes porno. Ils ne sont pas mentionnés mais on imagine qu’ils seront également dans le viseur de l’organisme.

Qu’est-ce que la “pornographie extrême” ?
La BBFC fait la distinction entre pornographie et pornographie extrême, cette dernière fait l’objet d’une définition à part (annexe 3 du document, relative à la section 63 de la loi “Criminal Justice and Immigration Act 2008”.). Sous le terme “extrême”, la BBFC englobe la représentation d’actes qui mettraient en danger la vie d’une personne ou son intégrité physique (blessures graves au niveau des organes génitaux), la zoophilie et la nécrophilie, qu’elle soit vraie ou fausse. Si ces actes sont faux mais qu’une “personne raisonnable” pense que ces actes sont vrais, cela suffit à classer ce porno comme extrême. Elle parle aussi de viol sous le terme de “pénétration non consentie du vagin, de l’anus ou de la bouche d’une personne avec un pénis ou un objet”. Encore une fois, si cette représentation (on parle ici de mise en scène) semble “réelle” pour une “personne raisonnable”, elle qualifie ce porno d’extrême.

Quid des moteurs de recherche et des réseaux sociaux (Twitter, Reddit…) ?
Ils ne sont pas concernés par cette loi (mais ils peuvent faire l’objet de signalements si des sites qui ne sont pas en règle utilisent ces sites ou plateformes).

Quel est le champ d’action de la BBFC ?
L’organisme a avant tout un rôle de signalement, il ne peut pas intervenir directement sur les sites qui ne sont pas en règle. Par contre il peut : signaler aux moteurs de recherche ou aux réseaux sociaux que ces sites ne sont pas en accord avec la réglementation et leur demander d’agir en conséquence (supprimer le compte, déréférencer…). Les signaler à leur prestataire de service de paiement (dans le but de mettre fin à leur contrat). Contacter les fournisseurs d’accès anglais pour les bloquer. Enfin, si cela ne suffit pas, la BBFC peut tout de même engager des poursuites judiciaires, au cas par cas.

Par quel procédé la BBFC agit-elle ?
Par signalement sur leur site (formulaire qui n’est pas encore disponible).

Quid de la vie privée et de la protection des données ?
Elle est pour la BBFC “très importante”. Elle recommande que les mesures prises pour la vérification de l’identité soient conformes aux “hauts standards” en terme de sécurité des données et de vie privée, sans apporter plus de précisions. Un système de certification est envisagé pour valider les sociétés tierces .

Ces mesures sont-elles applicables en France ?

La France lorgne sur ses mesures, mais sont-elles applicables en France ? Pour en avoir la certitude, on est allé poser quelques questions à Marc Rees, rédacteur en chef de Next INpact (média en ligne spécialisé dans l’actualité informatique) et spécialiste du droit en ligne.

France Connect, déjà utilisé pour l’accès simplifié aux services publics en ligne pourrait-il devenir un « tiers de confiance » pour le porno ?

Bonjour Marc, si la France lorgne sur ces mesures, sont elles applicables en l’état dans le droit français ?
En France, selon l’article 6 de la loi de 2004 sur l’économie numérique, il y a un principe de subsidiarité : il faut d’abord contacter l’éditeur puis l’hébergeur, et si jamais ils font chou blanc, ils passent par le fournisseur d’accès pour obtenir le blocage. C’est ce qui se passe aujourd’hui avec la démocratie participative.biz, un site d’extrême droite.

En France ce type de procédure (blocage ou déréférencement administratif) n’est réservé qu’à deux champs : la pédopornographique et le terrorisme. Tout le reste doit passer par une procédure devant une entité judiciaire.

Concernant les acteurs du paiement, publicité ou autres, une autre approche a été choisie. Celle d’une régulation par une charte. Au Ministère de la culture, pour les sites qui sont considérés comme manifestement illicites, pourvoyeurs de contrefaçons, les société de gestion collective type Sacem se sont entendues avec ces acteurs pour couper les contrats passés avec ces adresses. Cela peut concerner les sites de torrent ou de streaming illégal. Il ne s’agit pas d’un dépôt de plainte. Juste d’une conversation entre gens cravatés dans un bureau envers lequel il n’y aucune emprise extérieure.

Si Pornhub était dans le viseur, serai-il envisageable en France de contacter leur service de paiement pour leur dire “le site avec lequel vous traitez n’est pas en règle” sachant qu’ils bossent avec des prestataires spécifiques à ce milieu ?
C’est touchy car au-delà de la question des mineurs, l’accès des sites en question est licite pour les majeurs, donc on n’est pas dans une zone totalement “noire” comme peuvent l’être les sites de contrefaçons en ligne. Il faudrait que les acteurs de paiement acceptent de couper les vivres. Théoriquement c’est donc possible mais pratiquement, je ne sais pas.

Qu’est-ce que changerait en France une fusion entre Hadopi et le CSA ?
Il y a une crainte de voir le CSA considérer internet comme une espèce de fenêtre télévisée et d’appliquer des mesures, des restrictions, à l’image de ce qui existe pour la télévision. Mais sincèrement je vois mal une telle mesure s’appliquer.

Vois-tu une contradiction entre ce qu’a pu dire Mounir Mahjoubi sur le tiers de confiance et ce qu’il expliquait dans la Matinale d’Inter sur la faille Google+ il y a peu : l’idée que les données personnelles des Français ne sont pas dans « des coffres-forts« . Il invitait les Français à se poser la question si une fuite de ces données arrivaient, s’ils seraient « à l’aise ».
Oui et cette idée de tiers ce confiance m’effraie : refiler ma vie privée à un tiers que je ne connais pas, et que l’Etat valide comme “de confiance”, ma première réaction c’est la fuite. On dit d’un côté que ce n’est pas un coffre-fort et de l’autre que l’on va créer une boîte hermétique… La vision n’est pas uniforme.

Il y a un an, le Président de la République annonçait vouloir lutter contre l’accès du porno aux mineurs, est-ce que cela va finalement aboutir ?
Aujourd’hui on observe partout un mouvement d’ampleur de sur-régulation du net. Concernant le statut de l’hébergeur par exemple, qui est quand même censé être le garant de la liberté d’expression et de communication de tout contenu qui soit (sauf excès), on observe une remise en cause. On opère une re-définition de ce statut par différentes fenêtres : la question du droit d’auteur à Strasbourg et Bruxelles, la question du porno en France et au Royaume-Uni. C’est problématique car le degré de restriction qui va être imposé va dépendre de la sensibilité des personnes qui sont décideurs. L’époque est au refroidissement climatique.

Les mesures en France devraient forcément passer par un vote pour passer ces mesures ?
Au Ministère de la Culture les deux chartes (Publicité & Acteurs du Paiement) sont accessibles au public, diffusées par le Ministère et il n’y a pas de texte normatif à ce sujet. C’est une charte entre amis qui est passée, c’est fait hors de tout texte public, il n’y aucun débat ou caméra : c’est une vraie boîte noire sans audition publique. On ne connaît pas la liste noire des sites, elle n’est pas publiée. Les éditeurs de sites découvrent du jour au lendemain que leur contrat monétique a sauté, à la demande de Visa Mastercard ou autres. Il peut y avoir des mesures amicales et d’autres mesures qui exigent un passage devant un législateur. Il faudrait une réforme pour encadrer cette idée de tiers de confiance. La CNIL aura tout intérêt à y porter un œil attentif pour s’assurer que la sécurisation des données personnelles est respectée.

Le gouvernement se laisse encore un temps de réflexion (plusieurs mois) avant d’envisager d’appliquer des mesures (similaires ou non à celles mises en place au Royaume-Uni), tout en appuyant sur le volet de l’éducation et du dialogue. Les internautes anglais que nous avons récemment interrogés ne semblent de leur côté pas du tout prêts à donner leur identité avant de consulter un site porno, encore moins de compromettre potentiellement leurs données personnelles. On ne manquera pas de vous tenir au courant des avancées de ces mesures des deux côtés de la Manche.

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