Arrêtez de dire Youporn quand vous parlez de porno
Le tube porno Youporn est né en 2006, il n’est ni le premier site du genre (c’était Xtube quelques mois avant), ni le premier site porno en France. Pourtant la marque s’est imposée depuis plus de dix ans dans notre langage comme une référence universelle de porno en ligne. Un statut de nom générique (tout comme Kleenex est synonyme de mouchoir en papier) qui permet au site d’exister médiatiquement et culturellement bien au-delà de la réalité de son usage.
En 2019, alors que le site continue sa lente érosion de trafic et ne pointe plus qu’à la 6e place des sites porno les plus visités en France (d’après les analyses du site Similarweb, cf. infographie plus bas), son utilisation dans les médias (et dans le langage courant) continue à prospérer. Un rapide tour dans Google Actualités permet de s’en convaincre, la marque est toujours citée comme symbole de la culture porn.
« Comme tout le monde »
Le Nouvel Obs s’interroge sur la “génération Youporn” ; Marianne pense que la vie était mieux avant, Slate titre en citant la marque sur un sujet sur le porno amateur français ; FranceTV Info remet une couche sur cette fameuse génération ; 20minutes se demande si les seniors vont sur le site ? ; Le Point se rappelle les riches heures de Catherine Millet et D.H. Lawrence à l’heure du site ; Le Gorafi (dont la satire est parfois plus politique que simplement divertissante) propose une très brève incursion dans la culture porn via le tube.
Les exemples pourraient continuer longtemps comme ça, tellement le nom est ancré dans la culture française. Son paroxysme est atteint en 2013 lorsque Thierry Ardisson pensant être dans le coup demande à Laurent Wauquiez s’il va sur le site. L’intéressé répond alors par l’affirmatif, pas très à l’aise : “oui comme tous les Français”. Un échange anecdotique de deux personnes qui n’ont peut-être jamais mis les pieds sur le site mais qui provoque des réactions immédiates de la classe politique et du système médiatique. Retropédalage… Laurent Wauquiez voulait faire de l’humour. En 2013, il ne semblait exister qu’un seul site porno en France. Et pourtant…
Un tic de langage en passe de devenir anachronique
Si on se fie aux statistiques de l’outil Google Trends (qui permet de juger de la popularité d’un terme sur le moteur de recherche), le tube atteint son pic de popularité en 2011 puis amorce une baisse continue, jusqu’à aujourd’hui où il est dépassé par Pornhub et XNXX. Si on regarde Similarweb, qui permet de jauger (à la louche) du trafic d’un site, le site est le 6e le plus visité en France dans la catégorie “adulte” derrière : Pornhub, XNXX, Xhamster, Xvideos et Livejasmin.
Les utilisateurs le savent depuis un moment, le site n’est clairement plus dans leurs favoris (même s’il jouit encore d’une audience très confortable). Ils lui préfèrent l’UX et le contenu de Pornhub, la rapidité et simplicité de navigation de XNXX et Xvideos, ou le contenu de la communauté de Xhamster. Un peu laissé dans son jus depuis son succès, le tube a peu évolué, devenant un tube gratuit satellite de la galaxie MindGeek. Si au niveau mondial, il reste encore très visité, l’utilisation culturelle et médiatique du nom de la marque au niveau mondial est depuis très longtemps supplanté par Pornhub, qui concentre la majorité des efforts en communication du groupe.
Qui ose s’émouvoir de ce paradoxe ? Après tout, à part quelques journalistes ou médias spécialisés comme nous, cette contre-vérité n’intéresse que peu de gens. Sauf peut-être Hugo Clément qui taclait en février 2018 sa consoeur Maïtena Biraben sur le plateau de C à Vous : « Youporn c’est un peu has-been Maïtena (…) Il y a des nouveaux sites !« L’animatrice pensait sûrement la jouer jeune et experte comme Thierry Ardisson en citant une nouvelle fois la marque comme référence chez les jeunes… Raté. Si Hugo Clement refuse de dire que son site préféré est peut-être Le Bon Fap, il met gentiment le doigt sur un fait : les gens qui citent la marque sont sûrement dépassés par un sujet qu’ils pensent maîtriser.
Cachez ce porn qu’on ne saurait voir
A l’instar d’un “Merci Jacquie et Michel” lancé à tous les vents depuis 2012 jusqu’aux plus gros prime times télévisuelles… pour dire un mot au lieu d’en dire un autre, la marque est utilisée comme clin d’oeil, comme référence d’initiés qui permet de minimiser le véritable sujet abordé. Un euphémisme qui pourrait ne pas avoir de conséquences, sauf que dans le cas du tube ou de Jacquie et Michel, c’est bien une marque commerciale qui est citée.
On retrouve ces mêmes raccourcis dans le langage courant “mainstream” avec Youtube (pour la vidéo en ligne), Netflix (pour l’offre SVOD), Google (pour un moteur de recherche), sauf que l’utilisation de ces termes correspond nettement à l’usage des Français qui plébiscitent ces sites. Pour le cas du porno, il y a maintenant un vrai décalage entre son usage dans le langage et son usage réel, en terme de visites, largement dépassé par les concurrents. Mais pourquoi une telle popularité médiatique ?
L’histoire du site et sa popularité en France permettent d’ancrer dans le langage une époque et un usage, celle de la consommation de porno gratuit depuis 2006. Une réalité qui devient une référence culturelle commune à beaucoup de Français (l’utilisation du terme de “génération” est ici assez juste, si on parle des personnes qui ont grandi avec le tube). Un usage qui est aussi devenu au fil du temps une facilité, un raccourci journalistique et médiatique, que personne ne remet en cause. Pourquoi Slate n’écrit-il pas “Vous n’aurez plus du tout envie d’aller sur XNXX après avoir lu ce livre” ? ou Juliette Tresanini de la chaîne Youtube Parlons peu… mais Parlons ! dans le Figaro Madame ne dit-elle pas aux jeunes : “Je leur explique que PORNHUB, ce n’est pas la vraie vie” ?
Une facilité qui trahit un manque de connaissance
Peut-être parce que le porno n’est jamais vraiment considéré comme un sujet valable. Par facilité, bon nombre de journalistes, de politiques ou de personnages médiatiques, utilisent le terme pour “faire simple” et attirer l’oeil. C’est vrai qu’en français Youporn est facile à dire et renvoie inévitablement à Youtube, donc peu importe si l’utilisation du terme tend à devenir anachronique. C’est une manière d’attirer le clic, tout en essayant, si Google y consent, de se faire référencer même provisoirement sur un terme encore beaucoup tapé dans le moteur de recherche.
Vous pouvez trouver tout ça très anecdotique et vous demander à juste titre pourquoi on écrit un article aussi long sur un tic de langage. Après tout, c’est du porno, c’est rigolo, non ? Utiliser un terme pour définir un usage qui s’efface, c’est parfois une facilité d’usage, mais ça montre aussi qu’on ne connaît pas son sujet. Est-ce que tous ces sites sont les mêmes ? Est-ce que tous les consommateurs sont les mêmes ? S’interdire d’aborder un sujet avec un peu plus de profondeur efface les nuances. Et ce n’est finalement plus un détail, ça trahit à notre sens un manque cruel de sérieux face au sujet porno.
Le porno est un sujet valable comme un autre
Dire que “les jeunes vont sur Youporn” en 2019, c’est ne pas comprendre l’usage qu’ils font d’internet, puisqu’ils vont plutôt sur Pornhub ou Tukif. Et penser que tous ces sites sont les mêmes et proposent la même pornographie, c’est aussi avouer publiquement qu’on n’a jamais mis les pieds sur ces sites. Certes, le contenu massif se rejoint, les vidéos se comptent par millions, issues de studios identiques, mais chaque site a son propre usage et ses propres codes. Les personnes qui parlent d’un déluge de triple ou quadruple pénétrations ont-ils fait un tour sur la homepage de Pornhub où on assiste surtout à la montée en puissance de la pornographie de couple ? On en doute et c’est bien dommage.
Le porno est un sujet valable. Si vous voulez parler de consommation de pornographie en ligne, d’usage et de culture alternative, arrêtez donc d’utiliser ce fameux Youporn qui n’a pas demandé tant de publicité. La culture porn n’attend qu’une chose : d’être prise un peu plus au sérieux.
Tu ecris tellement bien ! Épouse-moi
Allons, allons 🙂
C’est un peu comme kleenex qu’on utilise à tort et à travers à la place de mouchoir… J’ai choisi cet exemple totalement au hasard ! J’aurais pu prendre sopalin qui remplace essuie-tout 😉
Waouh super article de fond, super bien écrit et bourré d’informations