Une soirée au strip-robot
À Nantes, le SC Club fête ses 5 ans avec une animation qui a fait son petit effet : deux danseuses androïdes à la tête inquiétante de caméra de surveillance. Si elles bougent lascivement leurs hanches de plastique avec une barre de pole dance, ce qui en soi est déjà perturbant, les messages qu’elles véhiculent sont tout aussi intéressants. Une soirée entière s’imposait, pour faire connaissance.
L'INVASION CONTINUE AU SC CLUB !!!! Pour la 1ere fois en France après les USA, venez sauver les filles des griffes de nos envahisseurs ! Même Thor n'y arrive pas….Réveillez le héros qui sommeille en vous ! 😄 👍 @Sortiesanantes @presseocean @OuestFrance44 @radio_hitwest pic.twitter.com/1hdnZkWEIv
— SC Club Nantes (@StripCafeClub) September 13, 2019
Le club est encore fermé, l’ouverture est dans une heure. Les larges fauteuils rococo en velours sont vides, l’endroit est chaleureux, les filles arrivent au compte-goutte, vont se préparer. Les deux « humanoïd girls », elles, sont déjà en place, haut perchées à chaque extrémité du bar. La contre-plongée les rend impressionnantes. Courbes volées à des mannequins de vitrine, morceaux visibles de pièces automobiles, escarpins vintage blanc. Tête allongée de caméra de surveillance qui leur confère un côté Big Brother un peu flippant. C’est peut-être nous, au final, les rats de laboratoires. Laurent, propriétaire des lieux, a croisé les deux robots-danseuses au CES de Las Vegas, là où la démesure et l’outrance sont la norme. Son club est spécialisé en pole dance, alors il craque sur ces femmes humanoïdes au drôle de déhanchement, créées par l’artiste britannique Giles Walker pour dénoncer une société de la surveillance, à l’heure où Londres gonflait son parc de caméras. Laurent, le patron, ne cache pas son envie « de faire du buzz ». Et ça fonctionne, car le SC Club est seulement le deuxième club de strip au monde où se produisent les deux machines, et le premier en Europe. « J’avais envie de redorer le blason des clubs de strip. En France, la plupart continuent à ressembler à des bars à hôtesses ou à des bordels. Moi je veux me démarquer, sortir de cette image, faire regagner ses lettres de noblesses au strip. C’est pas glauque, c’est classe. Et surtout festif. » J’apprends au passage que l’on va entrer dans la seconde génération seulement des clubs de strip-tease. Que la première génération date du début des années 2000.
L’homme me dit que les clients sont bluffés, que ça les amuse, ces deux androïdes, au final pas si élaborés que ça pour 2019, d’assemblage un peu grossier. « La technologie est omniprésente dans nos sociétés. Elle va encore évoluer mais ces robots sont en quelque sorte un pied de nez. Nous on est dans l’humain. Le monde de la nuit ne peut pas être robotisé. » Il en met une en route, sous une lumière rouge, chaude. Les escarpins ne bougent pas, mais les hanches de métal paraissent étonnamment souples. Entre le haut des cuisses et l’entrejambe, des filaments lumineux. C’est assez hypnotique. Malaise et fascination. La gestuelle est répétitive, le robot avance les hanches, plie les jambes, tient la barre de pole dance, tourne sa curieuse tête vers moi. Elle ne me voit pas, ignore ma présence curieuse, presque voyeuriste.
Giles Walker va créer une seconde version de ses robots. Où la tête-caméra filmera réellement. Une mise en abyme qui file le tournis, être observé dans un club où tu viens justement pour regarder, souvent en le cachant… Au même moment, les performeuses descendent, maquillées, sexy, et s’installent dans un large box à côté du bar. C’est l’heure du briefing avant l’ouverture, consignes, rires. La robot-danseuse n’écoute pas, imperturbable, insolente. Le club va ouvrir. Les lumières se font plus intenses, la seconde humanoïde se met à danser elle aussi, dans un épais nuage de fumée que surplombe sa tête-caméra. Les filles s’éparpillent, les clients arrivent. Les robots chaloupent leurs corps construit par la main de l’homme. Je m’attends à croiser Bender, le robot cynique de la série d’animation Futurama, fervent adepte du strip-robot. Jalouse-moi Bender, tu rates un truc ! Ou C-3PO, droïde logorrhéique de Star Wars, dont le corps de métal rappelle celui de mes deux copines humanoïdes d’un soir. Le connaissant, il aurait rougi, et enquiquiné les clients.
Tout à coup, les danseuses de chair et d’os se mettent à bouger. Sur le podium du milieu du bar, elles montent les unes après les autres. Et dansent à la barre. Et soudain, les deux humanoïd girls ne sont plus que des reines déchues, des premières dauphines fanées qui entourent, d’un bout à l’autre du bar, une « vraie » danseuse, sensuelle, sublime.
À cet instant, le regard se décale de la technologie. Nelly danse ici depuis 1 an. Elle vient de terminer des études en communication, mais ce qu’elle veut, c’est danser. « C’est une passion, ce que je voulais vraiment faire ». Elle s’amuse des robots, de ses collègues « qui en ont peur ». Elle, a l’impression « de danser avec des personnes. C’est une attraction, je les aime bien. Elles ne pourront jamais nous remplacer ! » L’attraction est la raison qui a conduit au SC Club, ce soir-là, un trio d’amis. Dont Jean et sa petite amie, Mélo. « Elles ont un sacré déhanché, les robottes ! » rigole t-il. Je suis soulagée, je vois leur regard à eux aussi se tourner vers les filles en chair. « Ça ne remplacera jamais les femmes, ni ça, ni les poupées super réalistes en silicone. On est venu par curiosité, pour les robots. Mais la beauté du corps féminin fait qu’on oublie les robots ! » Mélo sirote son coca, elle aussi subjuguée par les filles. D’autant que pour son anniversaire, le SC Club a fait venir la vice-championne d’Europe de pole dance. Note pour plus tard : penser à fermer la bouche quand tu la vois danser, et arrêter de penser à ton mal de dos.
Masha est une ancienne gymnaste. La voir évoluer entre les deux robots, sous la fumée et les lasers, est une vision surréaliste. Le tensiomètre sensualité est au climax. L’humanoïde fascine tant que la femme n’est pas en mouvement. Bobby, lui, n’est pas du tout venu pour les robots, il les trouve même « un peu vulgaires ». Je dirais plutôt un peu gauches, moi. Tu as presque envie qu’elles prennent vie.
Les cousines de C-3PO interpellent, qu’on le veuille ou non. Elles déclenchent une émotion, une pensée critique. « C’est quoi ce truc avec une caméra ? » s’interroge Bobby, en jetant un regard en coin. Plus loin, Dodo, un autre client, rigole : « Au départ, de loin, je croyais que c’était une nana ! » Ok, la fumée donne au bar des allures de film de SF, mais quand même, Dodo ! « C’est pas très beau… c’est beaucoup plus joli, une fille qui danse. » On te l’accorde. Il est tard, le club se remplit doucement. Les droïdes feront une pause, plus tard dans la soirée. Il faut éviter la surchauffe. « La pause syndicale des robots », sourit Laurent, le patron.
Them robots comin for EVERYBODY job pic.twitter.com/sHYVt88Zta
— Megan Thee Socialist (@Namastaywoke) December 3, 2017
Dounia, une des danseuses, oscille entre rejet et amusement face à ses collègues d’un mois. « Si ça commence comme ça, qui sait s’il n’y en aura pas de plus perfectionné un jour… C’est à la fois étrange, perturbant, et fun. Mais ça reste plus de l’art que de la robotique. » À en juger par les réactions que cela suscite, oui. Je les regarde encore. Elles ne me gênent pas, paraissent inoffensives au final. Leurs corps de mannequin en plastique, le métal apparent…elles sont plutôt belles. La vraie question, la seule importante, vient de la tête-caméra qui vient tout dire de notre société. Dans un endroit clos comme un club de strip-tease, elle nous questionne sur notre regard. Et au-delà, sur celui que la société porte sur nous tous et sur ces femmes de chair qui dansent. Et qui sont magnifiques.
SC Club, « Invasion », anniversaire n°5. 15 rue Fouré, 44 000 Nantes. Entrée gratuite tous les soirs jusqu’au 28 septembre. Du mardi au samedi de 22h à 4h.
Ce reportage est possible grâce à la participation de Guillaume à notre cagnotte ulule, merci !
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