Lettre à quelqu’un qui entend parler du féminisme pro-sexe
THE SAINT, THE BITCH, AND FEMINISM – Partie 1
Féminisme pro-sexe. Voilà un bien gros mot pour des idées qui remettent fortement en question nos préjugés sur ce que devraient être les femmes selon nos normes sociales.
Comme moi, tu as peut-être grandi dans un monde où la pornographie se regarde en cachette, le soir, sous sa couette de collégien·ne ou de lycéen·ne selon ton évolution personnelle. Un monde où tout le monde (ou presque) en regarde, mais personne n’en parle. Parler de sexe librement et simplement en tant que personne reconnue comme femme est un aller-simple pour la catégorie « salope » ou « déviante », mais le faire en tant que personne reconnue comme homme est plutôt vu comme un rite de passage ou de fraternisation.
Un monde pareil dans lequel la sexualité est omniprésente, mais cachée, peut provoquer d’immenses dégâts dans les sexualités des ados, puis des adultes.
Je vous livre, dans cet article quelques questions et réponses qui ont pu éclairer mon propre cheminement. À vous de trouver le vôtre.
1. Pourquoi regarder de la pornographie en cachette ?
Tu cherches un modèle. Regarder de la pornographie, c’est chercher une surface de projection pour se découvrir soi. Comment être sexuel ? Comment faire l’amour ? Et même : comment on le fait bien ? Tu es ado, tes cours d’éducation sexuelle au collège se résument à glousser ou t’évanouir devant une vidéo d’accouchement, enfiler une capote sur un objet cylindrique, et apprendre, que oui oui il faut se protéger – ce qui est très bien, mais pas suffisant. Pas de question de plaisir, on repassera. Papa-Maman ? Pas forcément les plus à l’aise pour te parler du sujet, selon les familles. Arrive alors Internet et ses GIFS de Kamasutra que tu regardes avec très grande attention, jonglant entre la brouette phénicienne et le retour à la maison. Tu te dis que la sexualité, ça va être compliqué, et a priori… hétéro. Finalement viennent les tubes et leurs petites scènes à la demande, leurs tags qui viennent satisfaire tes curiosités les plus intimes. Anus, kamasutra, tantra, levrette… autant de pratiques que d’étiquettes spécifiques : beurette, black, teen, milf, bareback, BBC…
Là, soit tu es content·e, soit tu commences à te dire que bon, c’est quoi cette façon de catégoriser les gens ? Tu commences à t’interroger fortement sur le fait que ce soient toujours les femmes qui sont soumises aux hommes, qui satisfont leur plaisir sans en prendre. Pourquoi certains physiques dominent-ils ? Pourquoi retrouve-t-on des tensions sociales exprimées par de la violence sur le corps des femmes : beurettes défoncées, bourgeoises défoncées ?
En tout cas, tu es toujours là, derrière ton écran dans la pénombre de ta chambre et tu te caches. Tu te caches pour des raisons évidentes de pudeur, mais aussi pour des raisons moins évidentes de tabou. De tabou lié aux normes sociales, à ce qu’on te montre dans les films, dans la rue, dans ton éducation et qui correspond à ce que devraient être un homme et une femme. L’homme devrait prendre les devants, être performant, agressif, toujours réussir, ne pas se laisser impressionner par un non, ne surtout pas être pénétré. La femme devrait être toujours accommodante, être au service de l’homme, passer après lui, la jouissance en option, ne surtout pas être maîtresse et connaisseuse de ses propres désirs et plaisirs.
En fait, ce qui fait un mal fondamental à ta sexualité, ce n’est pas la pornographie en elle-même, ce sont les normes dominantes que tu ne t’es pas réappropriées pour découvrir ce qui te convient à toi, en déconstruisant ce qu’on t’a appris et qui cause un véritable désastre dans la plupart des rapports hétérosexuels, et dans la société en général.
Notre société est une société psychotique : elle nie la sexualité, et pourtant la sexualité est partout : les affiches de femmes dénudée, les publicités, les injonctions. Si notre culture en parle, cela est rarement pour proposer des points de vues intimes, simples, directs, mais plutôt pour nous asséner d’autres injonctions capitalistes : « Achète un sextoy, ta vie sexuelle sera épanouie », « Garder son homme à coup de pipe » titrent les magasines féminins. Le but : maintenir la hiérarchie sociale et hétérosexuelle – les hommes sont servis, les femmes les servent.
Dany Robert-Dufour – philosophe dont je ne partage pas toutes les conclusions – propose le terme de « pervers-puritains » pour décrire notre civilisation. Nous sommes à la fois pervers, car nous nous faisons consommateurs de tout (sexe, amour, relations, objets) en bons enfants du capitalisme; mais aussi puritains, car terrifiés par la sexualité et tout ce qui pourrait dépasser notre morale judéo-chrétienne et binaire.
2. Ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain : la pornographie n’est pas le problème
Prenons un marteau : si tu te tapes sur les doigts avec, tu te fais mal. Si tu enfonces un clou dans un mur avec, ton objectif est rempli. Il en va de même avec la pornographie : si tu y prends du plaisir tout en sachant que c’est une représentation, cela peut t’épanouir. Mais si tu n’as aucune distance (et d’éducation préalable sur ce que tu vois), tu risques de le prendre comme un miroir de notre monde et de ses normes qui ne renvoie pas que du positif. Si les féministes ont conceptualisé un outil intéressant pour comprendre ce produit c’est le concept de culture du viol. Dans cette représentation qui domine notre société, c’est le corps des femmes qui subit la violence sociale dans un continuum graduel : harcèlement de rue, violence sexuelle, paie inférieure, manque de représentations, viol, assassinat conjugal, binarité des identités sexuelles : tu es une catin ou une sainte.
Le porno est le miroir de notre société qui déteste les femmes, les personnes racisées, les queers, les bourgeoises, les femmes qui vieillissent. Le miroir de notre société pédophile, qui valorise l’innocence d’une adolescente au sexe imberbe qui « découvre » la brutalité de la sexualité masculine. Notre société déteste les femmes et les minorités puissantes et le porno dominant n’en est que le reflet, parmi tant d’autres dans tout type de représentations.
Olalala, mais on voudrait se branler nous ! Oui ! Faisons-le ! Branlons-nous à foison, jouissons seul, seule, à plusieurs, dans le respect des autres. Faisons-le intelligemment. Réfléchissons à ce que nous consommons, de la même manière que nous rechignons à manger un produit OGM.
Et si c’est le porno mainstream qui me plaît ? Eh bien soit, mais sache que si c’est gratuit, il y a des chances que tu exploites quelqu’un qui s’est fait exproprier de son travail (à travers le piratage, par exemple). De la même manière que tu paierais un maçon, paye et respecte les travailleur·ses du sexe. Parce qu’a priori, si tu consommes, c’est que tu respectes leur travail non ?
3. Un peu de joie : s’approprier sa sexualité et ses représentations
Face à toutes ces questions, le courant du féminisme pro-sexe propose un point de vue inclusif et non-jugeant quant au discours sur la sexualité, sur le travail du sexe et la pornographie. Il s’agit d’un point de vue pragmatique : plutôt que d’interdire une réalité humaine et sociale qui est là depuis toujours, à savoir la sexualité, autant en parler et essayer de faire avancer certaines valeurs comme le consentement, la liberté, le recul des tabous pour lancer une discussion importante pour l’évolution de notre société et le recul des violences sexuelles et de genre.
Le féminisme pro-sexe s’oppose au féminisme abolitionniste qui souhaite, comme son nom l’indique, abolir le travail du sexe et la pornographie, et les dénonce comme problème structurel : notre société étant patriarcale, travailler dans l’industrie du sexe en tant que femme ou minorité de genre reviendrait à renforcer ces violences et les stéréotypes associés. Le féminisme abolitionniste revendique dénoncer fermement les trafics humains : le proxénétisme visant les sans-papiers ou autres personnes vulnérables, précaires, ou influençables qui peuvent s’engager dans ces voies non sans risques. L’abolitionnisme dénonce également les conditions de travail dégradantes dans certaines sociétés de production de pornographie dite mainstream, comme à travers dans le documentaire à charge Hot Girls Wanted (2014) qui met en scène de jeunes adolescentes en pertes de repères et en quête d’elles-mêmes.
Néanmoins, il faut noter que le féminisme pro-sexe dénonce également ces exploitations et ces violences sexuelles. Ce courant propose un point de vue libertaire en arguant la possibilité de s’autodéterminer en tant qu’individu. Revendiquer sa sexualité en tant que femme ou minorité est une manière parmi d’autres d’exprimer sa propre puissance et d’éviter parfois des situations de précarité qui ne seraient pas réglées par un travail sous-payé ou moins payé quand on est une minorité de genre. Le problème initial ne se tient pas tant dans le travail du sexe, que dans les inégalités préexistantes qui le favorisent.
Cette position est complexe à tenir même si elle me semble fructueuse et honnête. En effet, comment distinguer la réappropriation d’un archétype négatif (la salope, la sorcière, le capital sexuel des femmes) de sa violence initiale ? La réponse est sûrement dans l’individu qui choisit de se l’approprier, la joie de se voir représenté·e quand on ne l’est jamais, et de pouvoir jouir de sa propre sexualité.
Cet article a été rendu possible grâce à la participation de Serwannmelk à notre cagnotte ulule, merci !
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