« Interspecies Reviewers », l’anime moins crétin qu’il n’y parait
La pop culture japonaise est constituée de monomythes et de tendances. Quand l’industrie se trouve un fétiche ou une niche, elle n’en décolle pas avant de l’avoir essoré. Alors que s’essouffle, après quelques anime saisonniers, la mode de l’isekai – un personnage arrive dans un monde parallèle avec des actions à accomplir –, la fantasy, fût-elle générique, a une place omniprésente dans la pop culture. Et elle vient de muter avec l’autre bizarrerie du moment : les monster girls.
Mixons les deux : ça donne un manga nommé Ishuzoku Reviewers, « Interspecies Reviewers », signé du pseudo Amahara. Disponible en anglais, il narre les tribulations d’un groupe d’aventuriers payés pour coucher avec le plus d’espèces possible, du vrai journalisme conscient. Ils en vivent, preuve que nous évoluons bel et bien en univers de fantasy.
Comme toujours avec le genre monster girls, la série est particulièrement rigoureuse dans son délire. Le manga, très ancré dans son temps, aurait pu rester dans l’anonymat sans l’adaptation du studio Passione, diffusée depuis janvier 2020. Accrochez-vous : un anime qui parle de sexe contient des scènes de sexe, oui sauf que les canaux légaux ne s’y attendaient pas. Derrière ses atours beaufs, Interspecies est un morceau de pop culture un peu moins con qu’il n’y paraît, disponible sur Wakanim, une des principales plateformes de streaming légal d’animes.
Les Squeezie du cul
Nous sommes donc dans un univers de fantasy photocopié par les Japonais depuis une paire d’années. On y trouve des auberges, des elfes blondes aux oreilles pointues, des tavernes et tous ces clichés éternels de japanime. Stunk l’humain, Ziel l’elfe et Crim l’ange intersexué – ils le sont souvent dans la pop culture japonaise, sans doute un vieil héritage esthétique catholique – et leurs amis-monstres vont de cabaret en cabaret pour passer du bon temps. Après chacune de leur sexcapades, ils écrivent un test assidu, façon presse jeux vidéo. Leur prose a du succès, l’argent afflue et nos héros sont bientôt sommés – un peu comme des YouTubeurs – de faire des commandes, de la marque blanche et sont libres d’expérimenter.
C’est le principe de cet anime : des personnages couchent avec des êtres de races fictives et des monstres, ils racontent tout et l’ensemble fait preuve d’une rigueur et d’un sérieux déroutant.
L’objectif d’Interspecies Reviewers est de toujours trouver la bonne vanne liée à « soulever telle espèce ». Exemples : les fées imposent un mesurage d’engin car le personnel miniature ne peut pas s’accommoder à tous les clients. Les humains ne peuvent pas voir que les prostituées elfes ont 500 ans, ce qui dégoûte tous les autres. Quand le groupe se dirige vers un bordel de cyclopes et qu’on leur promet « les plus gros », ils se rendent vite compte qu’on parle d’œil et pas de seins. Le troisième épisode nous présente le cabaret du changement de sexe, où les journalistes peuvent ingurgiter une potion et tester le corps féminin (ce qui provoquera une saillie biphobe regrettable, même si elle n’est que diégétique). Chaque semaine d’Interspecies Reviewers apporte sa succession de saynètes rigolotes et d’une décomplexion record.
Cet anime n’est pas particulièrement conscient ou féministe, mais il a quelques vertus si on le contextualise dans le medium. Il parle de bisexualité, de transidentité et pansexualité, sujets invisibilisés dans l’archipel et sa production culturelle. En l’occurrence, c’est plus pour caser tel ou tel tag et fétiche dans un épisode que pour réellement éveiller les consciences, mais c’est trop rare pour ne pas être signalé.
C’est bien animé et plein de vie, coloré comme les néons d’un quartier rouge. Les deux génériques sont hilarants — on passe d’une parodie musicale des Village People à l’eurobeat en passant par le chant traditionnel japonais. Quand les personnages se conduisent mal, ils en paient immédiatement les conséquences : malgré son sujet périlleux, la série ne vire jamais dans le trop douteux moralement. Si la forme frôle le subversif, c’est son fond qui devrait intriguer.
Le sexe tarifé y est présenté avec un prisme fun et ludique. Mais les otakus ont intérêt à faire la part des choses : c’est surtout une sacrée critique du monde de la nuit japonais, intrinsèquement lié à celui des yakuzas. Quand un des personnages paye une fortune pour sa carte de membre et se rend compte qu’il n’est pas le bienvenu, il se fait enfler et découvre l’équivalent fantasy de la gaijin tax. C’est un aperçu de ce qui peut arriver à tout étranger un peu crétin venu pour du tourisme sexuel.
Pour un anime, représenter une pénétration est déjà unique. Seul Beastars, à venir sur Netflix, s’y risque — mais c’est une thématique annexe et les personnages anthropomorphes mettent un peu de distance. Interspecies Reviewers parle de sexe et montre donc du sexe. C’est l’anime le plus salace qui soit, hors hentai. On y voit une montagne de seins et des scènes de sexe mieux produites et doublées qu’un boulard lambda. L’objectif ? Faire reculer les limites de l’ecchi – où on ne représente pas de pénis ou de vagin, mais on peut les suggérer comme on veut. C’est un art savant du genre : suggérer le plus précisément possible sans montrer. Les dialogues sont fleuris, les situations variées, chaque streum incarne un tag qu’on pourrait trouver n’importe où sur le reste d’internet, en gardant les goûts des otakus en tête. Monstres, furry, sexe en groupe, femdom ou l’inverse… une ménagerie de fétiches qui vont jusqu’à l’oviposition. L’imagination et la réinterprétation des mythes et créatures de légendes n’ont pas de limites !
« C » ou « NC », choisis ton camp
Gros problème : le diffuseur s’est rendu compte un peu tard que le contenu de l’anime était trop olé-olé pour ses standards. À partir de l’épisode 3, les spectateurs se touchent et une succession d’annulations se met en branle. La chaîne Tokyo MX lâche d’abord l’affaire (et remplace le programme par un retransmission de documentaire sur les bateaux, ressuscitant un vieux meme connu des fans de japanime) puis c’est Amazon Prime qui abandonne. Ces annulations confinent au mémétique. Après l’arrêt de Funimation, un Youtubeur anglo-saxon somme ses spectateurs de mettre un dix sur dix à la série sur MyAnimeList. C’est canonique, le principal site de notations d’œuvres japonaises a déclaré durant une bonne semaine qu’Interspecies Reviewers est devenu le deuxième meilleur anime de l’histoire.
Deux versions circulent : censurée et non censurée. La première est destinée au marché télé et cache les seins, les actes jugés obscènes, et des trucs qui seraient jugés triviaux par un Occidental. Toute une scène où les aventuriers choisissent des vaginettes vivantes dans un bocal est remplacée par un carton de texte. Durant certains actes sexuels, une vignette vient cacher 80 % de l’écran. Au Japon, une version non censurée est diffusée sur ATX, un service payant de stream. On y voit tout dans les limites du genre ecchi : jamais de pénétration explicite.
Wakanim France – qui devait proposer au départ la version non censurée – n’a pas négocié la série directement : tout passe par la maison-mère aux États- Unis, en l’occurrence le groupe Funimation, lui aussi spécialisé en animation japonaise. Le diffuseur n’a pu se renseigner en lisant le manga une fois les enchères démarrées. « Ça a immédiatement posé des questions de classification chez nous », admet le département marketing de Wakanim. « Si ce n’est pas étiqueté hentai, ça peut rentrer dans la ligne édito de Wakanim. » À noter : au Japon, un acte obscène est déjà litigieux, de la même manière qu’un doigt d’honneur sera flouté à la télé américaine.
On pourrait croire qu’il est contraire au politesse-jutsu de ne pas diffuser un anime jusqu’au bout, surtout dans un pays particulièrement porté sur le droit de la propriété intellectuelle. Mais « les chaînes de télé n’ont pas forcément besoin des animes », précise Wakanim. « Ils sont diffusés en partie grâce à l’argent des sponsors. C’est partiellement du brand content. Et si une chaîne estime qu’une diffusion porte atteinte à la ligne édito, c’est bien plus déshonorant que de ne pas finir le contrat. » Et si vous vous demandez pourquoi les canaux acceptent des contenus à problèmes, c’est parce que « les séries sont mises en vente avec le plus souvent aucun épisode disponible, et les diffuseurs ont ensuite peu de visibilité sur les épisodes. Cela dépend des studios, de la production. »
What you see is what you get
Mais le diffuseur livre une analyse intéressante sur ce qui peut faire le succès d’un tel univers : sa franchise, à différents niveaux, sur ce que l’anime annonce être. « C’est tourné comme une série comique, avec le même design de personnage, les mises en situation, le rythme. Il n’y a pas de malentendu : le but c’est de faire rire. Notre traducteur fait au mieux pour faire des jeux de mots et adopter un vocabulaire marrant. Le sexe est mis au service d’une bonne vanne. »
Mais ce serait oublier le caractère ouvertement sexuel de l’anime. « On peut trouver qu’un anime tel que Yuna de la pension Uragi beaucoup plus stimulant. C’est un rythme de fanservice. Interspecies Reviewers ne fait pas mine d’être ce qu’il est là où d’autres harems font semblant d’être des comédies romantiques… et en fait c’est de l’érotisme soft. Pareil avec High-School Of The Dead, c’est de l’horreur qui cache du fanservice. Avec Interspecies, la série est exactement le pitch de la série. » Et on revient à cet équilibre entre montrer, suggérer, et qui aime quoi. « On peut faire d’excellentes séries de fanservice comme Monogatari. (…) Là où d’autres séries peuvent perturber les spectateurs, gênés quand ils voient une culotte et il y a une dissonance cognitive »
Quand ADN a publié l’anime Dumbell, combien tu peux soulever ? — une série sur le sport en salle — la légende racontait qu’au Japon, une horde d’otakus se sont précipités pour soulever de la fonte. Interspecies Reviewers pourrait-il donner un coup de collier à Kabukicho ? « Les Japonais ne se posaient pas la question. Il y a des institutions et quartiers dédiés à ça, les soaplands… les gens qui habitent à Amsterdam n’ont pas besoin d’une série pour savoir s’ils ont envie de sexe tarifé.» et pour en savoir plus sur ce diagramme de Venn entre travail du sexe, mafia, zones grises juridiques et Japon, on vous recommande Tokyo Vice de Jake Adelstein.
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