Une courte histoire du « classement X »
Nous entrons dans une nouvelle décennie qui s’annonce comme essentielle pour la lutte menée par le gouvernement contre la pornographie. Il y a deux mois, la députée française Agnès Thill a déposé un projet de loi visant à faire de la protection des mineurs contre la pornographie la « grande cause nationale 2020 ». En novembre 2019, Emmanuel Macron souhaitait prendre de nouvelles mesures pour le début 2020. Il a exigé des fournisseurs d’accès internet de mettre en place sous six mois un contrôle parental par défaut, préparant ainsi à un processus de vérification de l’âge des utilisateurs·trices. Comme dans d’autres pays européens, le développement de la pornographie sur le web est dans le viseur des politiques. Elle est depuis longtemps un sujet de controverse souvent débattu.
Un des exemples les plus significatifs de ces débats est l’instauration en 1975 du fameux « classement X ». Il est tellement rentré dans le langage courant que les films pornographiques sont familièrement appelés « films X ». Dans notre imaginaire collectif, c’est d’abord une façon banale de les classer. Mais derrière ce classement se cache une censure économique qui, une quarantaine d’années plus tard, est toujours bien en place.
À l’époque de son instauration, il fut l’objet de nombreuses discussions dans l’espace public, comme peuvent l’être les mesures mises en place par le gouvernement actuel. Malheureusement, aujourd’hui le « classement X » n’est plus du tout débattu. Pourtant, il mérite bien que l’on s’y intéresse de plus près puisqu’il représente toujours un frein pour quelqu’un qui voudrait entreprendre un film pornographique.
Comment est né le « classement X » ?
Tout commence vers la fin des années 1960. En France, l’Église perd de son rayonnement. La jeunesse française s’éloigne de plus en plus de la tradition chrétienne imposée par ses ainés. Cela se traduit par la légalisation en 1967 de la pilule contraceptive. Autre exemple, un an plus tard, plusieurs groupes féministes occuperont la Sorbonne pour revendiquer la légalisation de la PMA et la prise en charge de la pilule contraceptive par la sécurité sociale. Tout cela a déjà un air de révolution, car vient mai 1968 avec tout ce qu’il représente. Les mœurs sont donc en plein basculement. Les femmes reprennent un peu plus la main sur leur sexualité et sur son image.
Cette liberté sexuelle que la jeunesse assume pleinement, on peut la ressentir au cinéma. La nudité et les actes sexuels sont de plus en plus frontaux. Pour autant, la commission de contrôle cinématographique n’est pas sensible à l’évolution des mœurs et continue de faire barrage à la diffusion des films pornographiques. Chargée par l’État de voir les œuvres avant qu’elles ne soient projetées, la commission doit évaluer si elles respectent une certaine moralité. Il existe encore de la censure pour le moindre film qui ne se conformerait pas à la bonne conscience française.
On a tendance à l’oublier, mais, pendant longtemps, pour voir de la pornographie autrement que sous le format de magazine, de photographie ou de roman, il fallait aller dans des endroits spécialisés. Le public se retrouvait dans des petites salles obscures où était projetée la dernière production pornographique française ou étrangère. C’est donc sur grand écran que l’on a pu voir des films comme Gorge Profonde (1972), réalisé par l’Américain Gerard Damiano, ou Exhibition (1975), documentaire français de Jean-François Davy.
Ce qui va tout faire basculer, c’est l’élection de Valéry Giscard d’Estaing en 1974. Parmi ses multiples mesures, il décide de libérer le septième art de toute censure. N’importe quelle salle peut alors projeter des films de fesses, ce que va faire Gaumont par exemple. Ainsi le cinéma pornographique côtoie Rohmer, Hitchcock, Fellini, Godard, de Funès ou Varda. C’est donc au début et au milieu des années 1970 que l’on commence à parler d’« invasion pornographique », en pointant du doigt le phénomène d’expansion de la pornographie. Le porno devient une menace. Auparavant, il était enfermé dans les murs discrets des salles spécialisées, maintenant, il s’affiche en grand à l’extérieur des Gaumont.
Voilà ce qui inquiète le gouvernement : que le cinéma pornographique vienne remplacer le cinéma dit « classique ». Comment faire pour remédier à ça ? Ce sera l’un des sujets principaux des débats de la Loi de finances pour 1976, votée en 1975. À l’Assemblée nationale comme au Sénat, la gauche et la droite ne vont pas être d’accord et leurs propositions seront totalement différentes.
Pour les socialistes et surtout pour les communistes, la pornographie représente une exploitation des corps et de la sexualité afin de générer du profit. Elle est donc le fruit de la politique capitaliste en cours dans les années 1970. Selon eux, il est important de lutter pour l’interdire totalement. Du côté de la droite libérale, c’est une tout autre position qui va être défendue : il est nécessaire de laisser la liberté aux Français d’aller voir ce qu’ils veulent. Pour autant, les politiques de droite ne souhaitent pas non plus participer à cette « invasion de la pornographie ». C’est pourquoi ils proposent d’instaurer, chaque année, une liste de films qui seront classés comme étant « à caractère pornographique ou d’incitation à la violence » et de soumettre ces films à des sanctions pécuniaires.
Un classement… et des sanctions financières
La plus sévère de ces sanctions est celle qui impose au cinéma pornographique un régime fiscal particulier. Économiquement parlant, un prélèvement spécial de 33 % est fait sur une fraction des bénéfices industriels et commerciaux résultant de la production, de la distribution ou de l’exploitation d’un film classé X. Plus simplement, le cinéma pornographique se retrouve enchaîné à un boulet qui surtaxe toute création qui rentrerait dans le « classement X ». Le financement d’un projet devient difficile, voire impossible. Et comme si ce n’était pas assez, les films à l’état d’embryon sont privés de tout soutien financier, qu’il s’agisse d’aide à la production ou à l’exploitation…
Au-delà de la production, ce sont aussi les salles qui sont touchées. La privation de subvention fait fuir tous les cinémas dits « classiques », créant un « ghetto » de salles de cinéma spécialisées dans la pornographie. Enfin, la dernière sanction qui vient s’ajouter à toutes ces mesures vampiriques est une taxe additionnelle sur le prix du billet. Si un film arrive à naître et être projeté, il faut payer sa place beaucoup plus cher pour le voir.
Le 30 décembre 1975, le parlement, majoritairement de droite, adopte la mesure et le « classement X » naît. Avec la catégorisation arrivent d’importantes répercussions financières. Les films pornographiques peuvent donc continuer à être diffusés, mais le contrecoup pour les producteurs·trices et les exploitants·es de cinémas est douloureux. Toutes ces sanctions entrainent une perte de rentabilité économique et, bien que l’argent ne soit pas synonyme de qualité, il est hypocrite de dire qu’un film peut être fait avec un budget inexistant. Les durées de tournage sont écourtées, passant de dix jours à deux seulement, pour laisser place à la rentabilité plutôt que la qualité. Le cinéma pornographique français sombre alors dans l’obscurité. L’arrivée du magnétoscope dans les foyers, les premiers films érotiques à la télévision sur Canal+ n’arrangent pas les choses : les salles commencent à fermer les unes après les autres.
Les conséquences du classement X 45 ans plus tard
Cette loi et ses sanctions sont toujours d’actualité. Bien qu’il y ait eu une certaine évolution : depuis 2001, suite aux polémiques sur Baise-moi (2000) de Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi, il est possible d’interdire un film aux moins de 18 ans sans pour autant qu’il soit classé X. En 2007, la taxe additionnelle sur le prix du billet est supprimée et, depuis 2017, une scène de sexe non simulée ne signifie plus systématiquement un « classement X ».
Malgré cette amélioration, mais le « classement X » reste un obstacle important. Aux dernières nouvelles, Le chat qui fume, un éditeur indépendant de DVD et de Bluray, n’a pas pu obtenir d’aides financières pour la réédition d’un film été classé X dans les années 1970. La mention X rend ainsi l’édition ou la réédition d’œuvres érotiques ou pornographiques quasiment impossible du fait du coût et est un frein à la création.
Aujourd’hui, les manières de consommer du porno ne sont évidemment plus les mêmes. D’ailleurs, le support non plus. Si on pouvait auparavant parler de pornographie au cinéma, aujourd’hui, ce n’est plus du tout le cas. D’abord parce qu’il n’existe plus de salle de cinéma spécialisée à proprement parler, ensuite parce que la pornographie se regarde désormais essentiellement sur internet.
Les créateur·trice·s, réalisateur·trice·s, artistes, eux aussi ont changé. De nos jours, une nouvelle branche produit du contenu différent de la pornographie « mainstream ». Essentiellement féministe, la « post-pornographie », cherche à allier le plaisir, l’excitation et la réflexion. La démarche est avant tout artistique et politique. Ainsi, elle se réapproprie et questionne les corps, les sexualités, les rapports de pouvoir, les plaisirs et permet de prendre du recul avec la pornographie industrialisée.
Pourtant, la pornographie souffre toujours de la perception négative de l’ancienne génération, celle qui a vécu dans les années 1970 et qui a influé sur sa production et sa diffusion en votant la loi des finances de 1976. Malgré l’évolution des mentalités, le classement X reste un frein au développement d’une post-pornographie. Et si, plutôt que de restreindre encore ces entrepreneur·euse·s trop souvent marginalisé·e·s, on leur donnait une véritable liberté de s’exprimer et de créer une nouvelle pornographie ?
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