Kabi Nagata : solitaire, lesbienne et mangaka
La vie n’est tendre pour personne en 2021, mais pensez aussi à toutes celles et ceux qui, avant tout ce bazar, n’étaient pas solides sur leurs appuis. Et si vous habitiez en plus dans un pays dans lequel souffrir est un non-dit ? C’est le cas de Kabi Nagata, autrice et mangaka publiée en France avec Journal de ma solitude et, précédemment, Solitude d’un autre genre. C’est le premier qui est intéressant, et son titre anglais l’est encore plus : My Lesbian Experience With Loneliness. Kabi Nagata est lesbienne, ou du moins queer, elle est en sévère dépression, et seule une expérience de sexe tarifé avec une femme l’a empêchée d’atteindre les trente ans vierge. Son parcours est étonnant, plein de sens, il a ému Internet puis les librairies. C’est un excellent conseil de lecture BD qui n’a pas grand-chose de japonais, et qui rejette subtilement son pays – notamment dans sa manière d’aborder la sexualité dans sa pop culture. Voici pourquoi.
Kabi Nagata est née en 1987, et ses mangas sous-entendent qu’elle habite Osaka, dans la délicieuse région de Kansai. Elle prépublie sur le site Pixiv, qui sert de plateforme artistique à de nombreux artistes de tous poils, mais où les Japonais dominent. Ce site sert de base de données en art oriental et amateur « classique » tout comme en porno et en doujins, qui parodient les séries à succès du moment. Mais Pixiv sert aussi de plateforme d’auto-édition à des stars en devenir. C’est le cas de Kabi Nagata, qui raconte le début de son parcours dans Solitude d’un autre genre, publié en français depuis une paire d’années chez Kana. Une édition augmentée, inversée, bien au courant du format davantage roman graphique que manga, mais qui n’assume pas trop le très explicite titre original, tout en conservant la couverture. Et ouvrir ce manga, c’est comprendre pourquoi le trait de Kabi Nagata est aussi universel : hyperexpressif, pas très loin du comic et toujours en mouvement ; un écho à My Broken Mariko, qui vient d’être publié chez Ki-Oon.
De mangaka débutante à fan d’escort-girls
Les premières pages de Solitude sont une épreuve. Si ce qu’elles décrivent vous dit quelque chose, elle comptera triple. Kabi Nagata y explique son mal-être, une vie d’adulte qui déraille, qui sort du sérail japonais où « le clou qui dépasse appelle le coup de marteau ». Une tentative en études d’art, et des années à se chercher, et à se détruire — le récit aborde l’automutilation, le suicide, la dépression. On y comprend immédiatement le syle Kabi Nagata : c’est franc, extrêmement franc, avec une sincérité déconcertante, surtout pour une Japonaise. La famille nucléaire y est nulle, ne communique pas. Jamais personne ne s’était livré comme ceci en manga, avec de tels thêmes, mais on ne parle pas du tout de fiction. En 2015, Kabi Nagata a 28 ans, elle n’en peut plus, veut du contact humain. Mais elle sait qu’a priori, elle aime les femmes, et cultive un fixette un peu trop physique sur sa propre mère.
Un beau jour, elle pète les plombs. Elle tape « escort lesbienne » sur Google et trouve un rendez-vous en deux-deux, plus facilement qu’un Français qui décrocherait une consultation sur Doctolib. Au Japon, la prostitution est un cran plus hypocrite qu’en France : le racolage est interdit. Vous payez pour un service autre, de rencontre, de massage, de nettoyage, que sais-je – et l’acte, c’était de la bonne entente entre le prestataire et le client. Et entre filles, pas forcément besoin de recourir à des euphémismes où à ces zones grises dont seul le Japon a le secret. C’est un peu plus facile : ce qui est interdit, c’est la pénétration d’un pénis dans un vagin.
Solitude ne parle pas vraiment de travail du sexe, ni de ses liens avec le monde des yakuzas, mais c’est une sacrée publicité pour les escorts-girls d’Osaka. L’expérience est décrite comme intuitive, professionnelle, pas particulièrement chère. Par contre, les gaijins, même sans COVID, n’y songez pas.
Le porno japonais peut ruiner le désir
Mais elle fait une analyse intéressante qui devrait interpeller tous les fans de hentai. Elle pose des mots dessus très clairement, et cela met en perspective la suite de son récit. Sa consommation de pop culture japonaise (et de porno) a, en substance, flingué sa libido, la compréhension de son corps et du désir qu’il peut susciter. Kabi Nagata a consommé beaucoup de hentai, et de yaoi (du porno entre hommes, généralement entre bears ou entre gringalets sans entre-deux) et admet que ça lui donne une définition erronée du désir.
Quand, enfin, elle se retrouve au lit avec une autre fille dont le travail est de mener la danse, Kabi Nagata n’est que submergée par la nouveauté — et ne sait pas du tout quoi faire ou ressentir. Elle ne sait rien de son corps, pense que le corps d’autrui est une poupée Barbie. Fatalement, son seul répertoire est le yaoi, une version idéalisée du sexe où la femme, par défaut, est absente. D’ailleurs, Kabi Nagata ne dit jamais « sexe », c’est euphémisé, et la traduction anglaise utilise un rigolo « thesex ».
C’est donc une improbable actualisation du genre yuri, cette fois sous la forme d’une autofiction. Et si vous vous demandez si Kabi Nagata finira par trouver l’âme sœur, ou juste un peu de contact humain, il faudra acheter ses livres suivants.
Ça ne va pas fort (c’est promis)
La suite aborde moins ces thématiques d’identité et de sexualité, mais reste intéressante pour toute personne accrochée à la vie de Kabi Nagata. Journal de ma solitude parle des conséquences de la sortie du premier livre dans sa vie, et au sein de sa famille, où subsiste des traces d’abus émotionnels. C’est, après tout, un gigantesque coming-out dans un pays où la question est, dans les grandes lignes, éludée. Kabi Nagata y raconte son premier déménagement, ses allers-retours, ses doutes, et ses soucis de santé mentale. C’est toujours pertinent, mais on sent que ça ne va pas fort : le trait y est beaucoup plus approximatif et vacillant, parfois brouillon sur des chapitres entiers.
Du reste, si on peut la suivre sur les réseaux sociaux, sur son compte Pixiv et sa parole reste très rare. Dans une interview menée pour un autre média, Kabi Nagata n’a répondu que par des phrases très courtes et très directes — l’éditeur français a souhaité ne pas la voir publiée sur un média qui n’est pas tous publics.
Il est évident que les livres de Kabi Nagata ont contribué à libérer les paroles — pas toujours sur le sujet de la sexualité et l’identité, mais à l’autofiction en général. Depuis, les récits autobiographiques japonais fleurissent — maladie, transidentité, mariage, solitude, et autant d’éditeurs qui essayer d’imiter Solitude avec des couvertures similaires, dans les mêmes tons de rose.
On ne peut prendre des nouvelles avec Kabi Nagata qu’avec un différé d’une poignée de mois et à travers la composition de ses volumes, puis leur traduction. Aux dernières nouvelles, ça n’allait pas fort — le titre du prochain manga, pas encore annoncé en français, peut se traduire littéralement par « ma fuite alcoolisée de la réalité ». Dans lequel elle raconte comment son problème de potomanie s’est changé en alcoolisme, puis en hospitalisation. Chouette. Mais ça fait une raison supplémentaire de se lever le matin en 2021.
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