Cachez ce mot que je ne saurais voir : la pornographie au rayon littérature
Même s’il s’y cache une racine grecque, le mot « pornographie » est loin d’être aussi ancien que son apparence ne le laisse penser. Tiré de deux mots grecs, pronê, – prostituée –, et graphê – écriture –, le mot semble par essence lié à l’univers de l’écriture et par conséquent à celui de la littérature. Apparu en français pour la première fois en 1769 dans l’œuvre de Restif de la Bretonne, il est frappant de voir que le tabou qui plane sur le mot porno est aussi lourd lorsqu’il s’agit de contenus écrits que de contenus visuels.
Trouver son public : paradoxe du rayon érotisme
La littérature pornographique est victime d’un indéniable paradoxe à l’heure actuelle : il n’a jamais été aussi simple de se procurer un livre où s’enchaînent levrettes claquées et gorges profondes sous le bureau, mais le mot pornographie n’a jamais été aussi dissimulé. La sortie du tristement fameux 50 Shades of Grey a provoqué un tsunami de la mauvaise scène de cul littéraire, en lui offrant, au passage, la place en tête de gondole des grandes chaînes de librairies. Portez la porte d’une Fnac, vous trouverez les livres de E. L. James, de L. J. Shen ou d’Anna Todd au rayon romance. Pire, sur le site de l’enseigne, on lit à propos d’After que c’est la « nouvelle romance teenage », où on trouve le Easy de Tamara Webber dans la catégorie comme « New Adult ».
Qu’est-ce qui se cache derrière toutes ces appellations ? Ce qu’on appelle plus communément de la littérature érotique, qui s’apparente ici en réalité à une forme écrite de la pornographie mainstream, où les rapports, quand ils ne sont pas hétéros (90% du temps), sont là pour le bon plaisir des hommes, qui sont tous ténébreux, c’est-à-dire toxiques. On n’en conteste pas tant l’effet sur les slips et petites culottes des lecteur·ice·s que l’hypocrisie derrière laquelle se cachent des textes de moindre qualité, volant ainsi la lumière à des textes qui s’assument, dont la qualité littéraire est souvent plus grande, et qui mettent en scène des pratiques consenties entre des protagonistes nettement moins problématiques.
Extrait After d’Anna Todd:
« – Montre moi qu’il n’y a que moi.
Je sais exactement ce qu’il veut, ce dont il a besoin. Je tombe à genoux devant lui et j’ouvre le bouton de son jeans. La fermeture résiste un peu et, un instant, j’envisage d’arracher le tout. Mais je ne peux pas faire ça, il est trop sexy dans ce jean serré. Je passe lentement le bout de mes doigts sur le léger duvet qui mène de son nombril à la ceinture de son boxer, ce qui le fait gémir d’impatience.
– S’il te plait, ne m’allume pas. »
Pour se faire sucer, Hardin, notre héros ténébreux n’est donc pas le dernier, on notera qu’en plus monsieur donne ses consignes. Ca ne serait pas si grave si on ne trouvait pas, au sein du même tome, des propos complètement toxiques et problèmatiques. On avait oublié, les femmes, elles, sont toujours vierges dans la new romance.
« – Je ne parlais pas dans ce sens-là. Si tu avais déjà été avec quelqu’un d’autre, je ne serais pas là avec toi en ce moment.
Je rejette la tête en arrière pour le regarder.
– Excuse-moi ?
– Tu m’as très bien entendu.
Il embrasse la courbe de mon épaule.
– Ce n’est pas très gentil de me dire ça.
Je suis habituée au fait qu’Hardin me parle sans retenue, mais ces mots me surprennent. Il ne peut pas penser ce qu’il dit.
– Je n’ai jamais prétendu être gentil. »
Oh, tout va bien alors, puisqu’il n’avait pas dit qu’il était gentil ! Spoiler : non. Désolé Hardin, mais tu es juste un connard. Le fantasme de l’ingénue, super douée pour la pipe et la sodomie, mais toujours vierge, c’est bien ce qu’on retrouve dans les titres des vidéos disponibles sur les tubes. C’est en effet sans aucune difficulté qu’on trouve une chaîne appelé Defloration TV, dont le titre ne laisse que peu planer de doute quant au fait que la virginité fictive des performeuses est placée au cœur du fantasme.
Par ailleurs, en miroir à la facilité avec laquelle on peut se procurer les titres évoqués plus haut, il est frappant de voir combien il est plus complexe – voir parfois impossible – de se procurer les livres qui s’assument. Référence en la matière, les éditions de La Musardine sont un incontournable pour tout adepte de littérature du cul.
Crée en 1995 dans le 11e arrondissement de Paris, La Musardine s’est d’abord contenté d’être une librairie pour finalement mener à la création de sa propre maison d’édition. Le site en ligne permettra à tous·tes les fappeur·euse·s de trouver leur bonheur, tant la variété y est représentée. Les Onze mille Verges d’Apollinaire y croise des textes plus contemporains comme Parties communes d’Anne Vassivière, le regard féminin pornographique d’Al Bedell et son Anything for Love peut fréquenter les titres plus mainstream comme ceux de la collection « Interdits » dont les couvertures et les titres ne sont pas sans rappeler les affiches des porn traditionnels, ou même les miniatures des classiques du genre sur porn-hub. On a ici affaire au paradis du fappeur littéraire.
Quel problème alors ? L’accès à ces livres. Fort heureusement, il est possible de combler vos désirs littéraires sur le site de l’éditeur, quelques-uns sont aussi disponibles sur les gros sites de vente en ligne – même si la variété est déjà moindre – mais lorsqu’il s’agit de trouver ces livres dans des librairies physiques, ce sera mission quasi impossible. Il vous faudra trouver une librairie spécialisée. L’équipe de la Musardine le déplore d’ailleurs, dans les Fnac et autres grandes librairies « Anna Todd se retrouve à côté d’Apollinaire, et nos livres n’ont plus beaucoup de place. »
Bien évidemment, les librairies spécialisées dans le porno et l’érotisme sont beaucoup moins nombreuses que les autres : lorsqu’on les cherche sur internet, La Musardine sort en premier, et en fouillant un peu, on trouve Les Larmes d’Eros, qui se spécialise dans les livres anciens à caractère érotico-pornographique, mais en dehors de Paris : rien. C’est vers des sex shop dotés d’un rayon littérature que l’on est redirigé. Il en va de même lorsque l’on s’intéresse aux tirages et aux chiffres de vente. L’équipe de La Musardine nous indique que ses tirages ordinaires sont à 1500 exemplaires, et dans la maison d’édition, « à partir de 5000 exemplaires, c’est un très bonne vente. » À titre de comparaison, à sa sortie, c’est 180 000 exemplaires de After qui ont été envoyés dans les librairies de toute l’hexagone. On ne peut que s’étonner alors de la différence de traitement entre les livres vendus pour être lus à une seule main, et ceux qui revendiquent la romance avant la bite.
Le signifiant et le signifié : l’hypocrisie de la littérature érotique
La réalité qui saute aux yeux quand il s’agit de littérature et de cul, c’est que le mot pornographie fait peur, et qu’il évoque dans l’esprit de la plupart des lecteurs quelque chose de négatif, voire de franchement péjoratif. T. me confie qu’elle « ne serait pas gênée d’aller au rayon érotisme ou d’en parler avec [s]es amis, mais pornographie ça renvoie une image péjorative de sexe brut, sans « saveur« . » L’érotisme permettrait donc de déculpabiliser la consommation de ces œuvres, permettant à l’acheteur de se cacher derrière ce que B. appelle un « euphémisme hypocrite » qui permet de lever le tabou sur sa consommation CULturelle. Une romance érotique, on peut en parler à ses potes, un roman pornographique, on évite de se vanter de sa lecture.
Pour E., qui dit être une lectrice ponctuelle de littérature érotique, l’idée est un peu différente, mais le résultat est le même, elle me confie que l’appellation littérature pornographique lui semble « moins attirante parce qu’elle [lui] rappelle l’industrie visuelle du porno, qui a tendance à [la] laisser assez froide tant pour des raisons éthiques (machisme et objectivation du corps féminin, très peu de représentativité décente des personnes LGBTQ+, etc.) que pour des raisons esthétiques (mal monté, mal filmé, et corps normés, presque plastifiés). »
Ces deux réflexions semblent donc expliquer pourquoi le porn n’a pas sa place dans les rayonnages de la littérature : sa mauvaise réputation et la méconnaissance des nouvelles réflexions sur un porno éthique et esthétique n’épargnent pas les lecteurs. Et pourtant, en littérature comme en cinéma, il y a plusieurs porn, du plus mainstream au plus inclusif. C’est ce catalogue où « l’on trouve de tout » que revendiquent les éditions de La Musardine.
Élitisme et porno : le refus de se regarder en face
Q. me confie que la notion de « pornographie a pour [lui] un aspect vulgaire, dans le sens où il expose, alors que l’érotisme suggère », il a « l’impression que « érotique » à un côté plus « élitiste » alors que la pornographie fait plus populaire » et c’est là le cœur du problème du rayon littérature : même comme le propose du porn, il le cache, parce que la littérature est traditionnellement associée à une certaine forme de culture élitiste. Encore une fois, comme souvent lorsqu’on s’intéresse au monde des lettres, on découvre que ce présupposé est une perception biaisée de la société sur l’art. On regrettera donc que les amateurs de littérature et éditeurs non spécialisés se refusent à appeler un porn par son nom, alors qu’orgies, anal, et BDSM n’ont jamais autant noirci de pages.
Alors que les ouvrages pornographiques d’un autre siècle, ceux de Jean Genet, d’Hervé Guibert, d’Apollinaire ou même de Sade ont vu le XXIe siècle les libérer de la censure, les lecteurs contemporains font les timides, et se refusent à l’assomption de la porno-graphie. Le dernier tome de la saga 50 shades s’offrait 40 000 ventes en semaine une, dont 4 000 précommandes, là où le best-seller de La Musardine, signé Esparbec, chiffre aujourd’hui à 70.000 exemplaires et fait exception en matière de nombre de ventes.
« Et, tandis que du pouce il lui écrasait le clitoris, deux doigts gantés de cuir entraient brutalement en elle, la faisant suffoquer . Par la suite, quand elle fut bien à sa main, Hugo invitait deux ou trois de ses sinistres compères de partouze à se joindre à leur équipée matinale. Elle devait galoper cul nu, seule femme parmi tous ces hommes, et eux s’amusaient, avec de grands éclats de rire, à cravacher ses fesses si distinguées pour obtenir qu’elle se laisse enculer ou qu’elle les suce. Ce à quoi elle finissait immanquablement par consentir. »
Monsieur est servi, Esparbec
Pour autant, de nos échanges avec les éditions de La Musardine ressort un certain optimisme : si la maison a pu pâtir de l’émergence de la new romance, elle reçoit, ces dernières années, un plus grand nombre de propositions, et publie davantage. La littérature pornographique, dont « le public masculin reste fondateur » se féminise – tant en termes d’auteur·rice·s que des lecteur·rice·s – se renouvelle, explorant de nouvelles formes – on notera la publication récente de Il est 14h, j’enlève ma culotte dont la forme, constituée de textes brefs, rafraîchit le genre. Tout comme dans l’industrie vidéo, le porn se réinvente donc au sein des pages de livres, oscillant entre mainstream et porno queer et féministe.
« Tout en le suçant, je me demande si la nouvelle que j’ai apprise quelques minutes plus tôt – il travaille dans une centrale nucléaire – ne devrait pas moralement et politiquement m’obliger à interrompre de suite la soirée, quand bien-même j’avais très très envie de baiser »
Zoé Vintimille 14h, j’enlève ma culotte:
Merci de m’avoir mis en lumiere dans cet article… j’aurai eu bcp de plaisir à échanger avec vous sur le sujet 🙂
Je découvre tardivement ce super panorama de l’état actuel — à la fois frustrant et encourageant — de notre littérature érotico-pornographique chérie ! Bravo !
Merci pour cet article. J’adore la littérature érotique. Lire m’emmène bien plus haut que de regarder des films (à la rigueur, je préfère les photos – ou les gif 🙂
Y a un site de littérature audio qui fait des trucs très biens, des classiques mais pas seulement : ctrlx.fr
Bisous