« A fleur de chair » de Chloé Saffy
Un jour, mon prince viendra, il jour il me dira… « J’ai envie de te faire mal. » C’est à peu près ce qu’aurait pu se dire Iris quand elle a rencontré Antoine au cours d’une soirée BDSM qui se tient dans un bar de Toulouse : stop au prince charmant, bonjour au « Prince Dominant. »
Mais au départ il y a quoi ? Au départ, il y a Delphine et Antoine, presque quadragénaires, tous deux issus d’un milieu bourgeois où les apparences sont primordiales et dans lequel ils font figure de couple modèle. Mais rien n’est jamais aussi simple. Dès les prémices de leur union, Antoine a prévenu Delphine : il ne renoncera pas au BDSM. Elle l’accepte, et puisqu’elle ne partage pas les kinks de son mari, elle fixe ses conditions : il pourra continuer à pratiquer le BDSM, mais elle ne veut rien savoir. Et puis un jour, une malle. Au milieu de plugs, des cordes, et autres cagoules, Delphine trouve une liasse de lettres et commence à les lire. Dix lettres, dix comptes rendus de séance BDSM dont les protagonistes sont Antoine, le mari qu’elle connait si bien, et Iris, dont elle ignore tout.
Happée par sa curiosité et sa quête de compréhension, Delphine nous emmène avec elle dans sa découverte de la relation dominant/soumise à laquelle participe son mari, mais aussi dans ses questionnements personnels, et ses doutes de femme.
Le renouveau de la littérature érotique BDSM
Dépassant le condensé de comptes rendus de séances, À fleur de chair offre une approche nouvelle de la littérature érotique BDSM, et on ne va pas vous mentir : on adore ça. Le milieu BDSM est un milieu qui peut se révéler extrêmement codifié, et le pan de la littérature qui lui est consacré l’est généralement tout autant, résultat : en général – même si les personnages changent et les positions aussi – on assiste toujours plus ou moins à cette accumulation presque étouffante de coups, d’edging et éventuellement, de suspension. Sans rompre avec les pratiques les plus traditionnelles du BDSM, Chloé Saffy nous raconte ici une véritable histoire et c’est ce qui fait qu’on a autant apprécié le livre, qui saura combler les lecteurs des plus kinkys au plus vanilles.
Delphine se releva. Ses genoux et ses mollets se révoltèrent contre ce brusque afflux de sang après en avoir été privés de si longues minutes. Elle laissa échapper un soupir douloureux et tira la chaise du bureau pour s’y asseoir. Vérifiant que ses mains étaient propres, elle s’enfonça au plus profond du fauteuil tournant. Et commença à lire.
Ce qui fait la spécificité du roman, c’est bel et bien sa construction qui est une vraie réussite et ce sur deux points. Le premier, et le plus important d’après moi, c’est le choix du point de vue. Tout au long du livre, c’est le point de vue de Delphine que prend le lecteur. Ainsi, la bourgeoise, épouse et mère de famille parfaite nous devient immanquablement plus sympathique car nous découvrons à la fois ses failles, ses doutes, mais aussi la fascination qui la saisit face à la découverte de ce pan de la sexualité d’Antoine, et même lorsque nous lisons les lettres d’Iris, c’est à travers les yeux de Delphine. Ainsi, ce troisième personnage qui aurait pu être profondément antipathique au lecteur de par l’apparente perfection derrière laquelle elle se cache devient sa complice. « C’était nécessaire d’après moi, si la·e lecteur·rice avait détesté Delphine, ou l’avait complètement rejetée, ça n’aurait pas fonctionné. », nous a d’ailleurs confié l’autrice. Une complice avec laquelle il partage une faute : le fait de briser un secret, de chercher à savoir ce qu’elle avait dit ne pas vouloir connaître.
Si elle voulait connaître la suite, elle ne pouvait compter que sur l’absence prolongée d’Antoine. Elle ferait la même chose : attendre que les enfants dorment profondément. Entrer dans le bureau. Tenir le rideau. Ouvrir la malle. Il y avait dix liasses, elle se souvenait des numéros entourés dans le coin des hauts de page. Ces liasses épaisses, conséquentes. Peut-être que si elle en lisait deux par soirée… ? Elle aimait Antoine, de tout son être. Mais elle avait besoin de comprendre : comment continuer à ses côtés sans savoir de quoi il était capable ?
Le second point qui rend la construction du roman aussi pertinente est le schéma d’alternance entre les comptes rendus d’Iris et le quotidien de Delphine. Ces pauses dans la pratique BDSM offrent une respiration au lecteur, évitant ainsi le piège de la saturation stérile d’une trop grande quantité de sodomie et de séances de coups à la suite, comme cela peut-être le cas dans le porno BDSM mainstream. À ce propos, Chloé Saffy nous confie d’ailleurs que « si [elle] savai[t] quelle histoire [elle] voulai[t] raconter, la structure est venue après, mais elle a permis de rendre la lecture abordable au public vanille. »
Un roman pour tout les goûts
Pour un public vanille, les séances racontées peuvent être rudes à encaisser : faire face aux deux cents coups de single tail, ou à un dominant qui pisse joyeusement sur sa soumise, ça n’est pas forcément simple, et pourtant, le prisme du regard de Delphine offre cette porte d’accès au BDSM.
Delphine s’était toujours considérée comme ouverte, tolérante, compréhensive. Et ces courriers ébranlaient tout son système de valeurs.
Chloé Saffy nous explique d’ailleurs que parmi les retours de lecteur·rice·s qu’elle a reçus, certain·e·s avouent « avoir eu besoin de poser le livre après le récit du neuvième rendez-vous. Ils avaient besoin de faire une pause, pour sortir de l’intensité de ce qu’ils venaient de lire. » Pourtant, pour Delphine comme pour le lecteur, difficile de cesser la lecture de ces lettres. À fleur de chair se révèle ainsi un véritable page turner dont il est difficile de décoller avant la fin malgré quelques maladresses de style qui cassent parfois le rythme, mais ne suffisent heureusement pas à gâcher le plaisir de la lecture.
Cependant, le public plus kinky saura, lui aussi, trouver son compte en cela que les séances d’Antoine et Iris n’ont rien d’aseptisées : « Larmes, morve, bave, cyprine… Si nous étions en été, je serais certaine de me noyer dans ma sueur. » Le sexe n’est ni propre, ni glamour dans le roman. Il est réel, intense, et il nous a donné vraiment chaud. Pas question ici de vendre au lecteur le mythe de la sodomie sans lubrifiant ou du jouet qui rentre tout seul.
En l’absence de nettoyant adapté, je glisse les boules de geisha dans un préservatif et m’allonge sur le lit, les cuisses repliées et bien écartées pour les enfoncer. J’ai beau être au bord du matelas, l’intromission se révèle complexe : le cul plein, les parois resserrées.
Par ailleurs, si la relation d’Antoine et Iris est marquée par un rapport de dominant/soumise, on a apprécié de voir une représentation BDSM loin des codes visuels et verbaux de la pratique et même dans le choix des lieux comme le souligne l’auteure: « J’ai voulu montrer qu’on n’a pas forcément besoin de tout le protocole, et qu’il existe aussi des lieux où on se réunit normalement et où on rigole, et où rien n’est enfermé dans des codes à respecter. » D’ailleurs, elle nous avoue que c’est aussi l’une des portes d’entrées offerte au public vanille : « Cela va à rebours de la vision cliché qu’on peut avoir du BDSM. » On a aussi aimé voir une variété dans les pratiques représentées, y compris celles que l’on trouve moins souvent au rayon littérature, comme l’uro : « À genoux dans le bac de douche, j’attends que la pluie vienne. Il me pisse dessus. Remonte à ma bouche qu’il remplit. Je bois par réflexe. » ou même l’age play. Les kinksters apprécieront aussi la place accordée à l’aftercare et à son importance.
Quand Sasha m’a tendu la couche à scratch et qu’il a deviné ce que nous allions faire, je pense que j’aurais distinctement pu entendre son cerveau disjoncter. C’est la chose la plus étrange que j’ai eu à faire dans ma sexualité. Cela pourrait être l’acte le moins bandant qui soit et pourtant. Il est brûlant, bande comme du bois vert […]
Comme Chloé Saffy, nous espèrons que « la littérature érotique, comme toute littérature de genre, finira peut-être par se faire ses lettres de noblesse ! Le polar et le thriller ont réussi ! », mais ce qu’on sait, c’est que son roman y contribue indéniablement.
Que vous vouliez le lire à une main, ou par curiosité, on ne pourra donc que vous recommander À fleur de chair ! On a pas pu résister alors on vous en lit un petit morceau pour vous mettre l’eau à la bouche – et pas que !
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