Caviar et champagne
Le mot « caviar » fait le jeu d’une polysémie extrêmement variée. Il désigne avant tout les œufs de l’esturgeon, bien sûr. Mais chez les fumeurs de substances illicites, il s’agit d’une tête de cannabis imbibée de résine et roulée dans du kief. Chez les amateurs de hardware, les Caviar sont des disques dur de très grande qualité. Pour les manucures, le terme désigne de minuscules perles colorées à déposer par-dessus un vernis à ongles. Tous ces produits ont plusieurs points communs : ils sont rares, sophistiqués et souvent assez luxueux. En clair, ils ne sont absolument pas à la portée de tout le monde. C’est une question de moyens, mais aussi de goûts ; tout le monde n’apprécie pas nécessairement la texture des œufs de poisson ou les défonces stratosphériques. C’est une question de raffinement, d’accessibilité, et c’est sans doute pour cette raison que les scatophiles utilisent eux aussi le mot « caviar » pour parler des matières fécales.
Le « caviar » va souvent de pair avec le « champagne », qui désigne l’urine pour l’occasion. Ondinisme et coprophilie vont main dans la main à la manière du caviar et du champagne, après tout. En fouillant un peu sur des sites de rencontres et sur les indémodables forums Doctissimo, on trouve assez rapidement des messages de scatophiles en quête d’amour : « recherche donneuse de caviar« , appellent-ils, parfois désespérés face à l’exigence de leur paraphilie, à la recherche du précieux esturgeon qui les honorera du fruit de ses entrailles. Toujours rester lyrique, même dans le caca ; l’idée, c’est que le consommateur est rare, le producteur encore plus. En tout cas, le champ lexical des scatophiles est tout à fait cohérent. Par contre, impossible de retracer les origines de l’expression. Sachant que l’on mange du caviar d’esturgeon depuis quelques siècles, on ne saura probablement jamais qui a eu l’idée de se réapproprier le terme, ni quand.
Il semble qu’une bonne partie de la communauté sadomasochiste s’accommode mal de la coprophilie, considérée comme un « fantasme régressif« . Entre eux, les scatophiles ne manquent pas de le souligner : « ‘Nous avons tous probablement fini par l’entendre : « Je suis très ouvert d’esprit…totalement soumis…mais pas d’animaux, pas d’enfants et pas de scato ! » Ce n’est pas que je ne respecte pas les limites des gens mais je suis offensé que notre fétichisme soit si souvent mis dans le même sac que le viol d’enfants et d’animaux. » Les monstres de ceux que l’on considère souvent comme des monstres, en quelque sorte. Ce qui ne manque pas d’apporter une nouvelle lumière sur l’utilisation d’une image aussi luxueuse que celle du caviar, fréquemment associée aux concepts de richesse, de noblesse, voire de chauvinisme ; dans l’imaginaire collectif, les véritable amateurs de caviar sont des aristocrates. C’est à dire une classe sociale d’élite, considérablement restreinte en nombre.
L’horreur générale quand aux excréments est telle qu’il y a fort à parier que les scatophiles n’ont jamais été particulièrement appréciés ni représentés ; comme tout petit groupe isolé partageant une culture intime, ils ont développé leur propre sociolecte. En tant que fins connaisseurs d’un plaisir inaccessible au plus grand nombre, il semblait donc logique de se réapproprier le caviar d’esturgeon pour signifier leur privilège de goût.
Aucun commentaire. Laisser un commentaire