Un an de hentai avec Niho Niba
Certes, il est difficile d’imaginer le diagramme de Venn entre porno et beaux livres. Pourtant, des volumes de hentai (mangas porno) assez léchés existent sur des canaux légaux et français. Comme Fakku qui propose des supports physiques et numériques sur le marché anglo-saxon, NihoNiba, l’une des branches de Taïfu Comics, édite des histoires salaces dans de gros volumes reliés. Des hentai d’auteurs célèbres, connus pour leur sens du détail et leurs histoires parfois loufoques, certaines borderline. NihoNiba vient de fêter sa première année dans un marché encore émergent. Rencontre avec Grégoire et Marjolaine, qui nous expliquent la ligne éditoriale de la marque, les us et coutumes du hentai moderne et reviennent sur la particularité de leurs titres.
Ça fait un an que NihoNiba existe, vous avez publié dix titres. Quel est le bilan de cette première année ?
Grégoire : Ce n’est pas simple de faire le tri dans tout ce qu’on a pu retirer de cette première année d’existence du label. Si je ne devais en garder qu’une chose, ce serait probablement le fait d’avoir donné un point de rassemblement à une communauté très fragmentée. Les lecteurs de hentai français ne sont pas peu nombreux, et pourtant ils ne retrouvaient pas forcément en France un éditeur qui reflétait la diversité du marché japonais du manga érotique. En fondant ce label et en communiquant sur Twitter et en salons, on a pu créer un échange avec un bon nombre de lecteurs. Et c’est en se basant sur cette interaction avec les lecteurs qu’on va maintenant essayer de leur proposer aussi bien les titres qu’ils attendent que des œuvres auxquelles ils sont loin de s’attendre.
Qu’est-ce qui constitue un bon hentai ? Où se situe le bon équilibre en scénario et pr0n ?
G : Ça, c’est une question à laquelle des centaines d’artistes aimeraient sûrement avoir une réponse définitive. En vrai, tout dépend de la sensibilité du lecteur et de celle de l’artiste. Certains préféreront installer de courtes histoires en une vingtaine de pages et arriveront à créer un excellent recueil, et d’autres s’épanouiront dans des histoires longues. Tout ce qu’on pourrait dire d’autre serait sans doute une question de préférence personnelle. Mais s’il faut donner une réponse sans se défier, alors un bon hentai, c’est avant tout un hentai mémorable, plein de scènes et de personnages qui vous reviennent en tête pendant un bout de temps après l’avoir lu… et qui vous donne envie de terminer le travail le plus tôt possible pour rentrer chez vous le relire.
Dites-moi comment on fait l’acquisition d’un titre hentai aujourd’hui, en particulier avec la présence de grosse-plateformes légales telles que Fakku ?
G : À vrai dire, Fakku n’a pas tant d’impact que ça puisque le marché est très différent. En effet, non seulement il n’existe pas de plateforme francophone proposant ce genre de service légalement, mais l’acquisition de droits pour un titre au format numérique est séparée de l’acquisition de droits pour le format traditionnel. Cela étant dit, l’existence de Fakku et son succès viennent confirmer une chose : le numérique est aujourd’hui un vecteur très important pour l’accès au porno, même en manga. Et on ne compte pas rester les bras croisés face à ce constat.
Pas mal de hentai ont cette particularité d’en dire beaucoup sur le Japon et sa société. Une histoire comme Muramata’s Secret parle de souffrance au travail, par exemple. Qu’en pensez-vous ?
G : Les mangas hentai prennent place, dans une majorité écrasante des cas, dans un Japon contemporain. Ils vont effectivement régulièrement aborder des questions de société, parfois purement pour le sexe, et parfois pas seulement. Certains, comme Love Contest, vont glisser dans l’uchronie en changeant quelques aspects politiques et culturels du pays et en représenter une vision plus libre de mœurs, alors que d’autres, comme Métamorphose et Imagination Real, vont au contraire plonger le lecteur dans une représentation plus réaliste, sombre et cynique de la réalité, dont ils racontent les travers. Ça ne couvre pas l’ensemble des façons dont le sujet peut être traité, mais tout cela contribue bien entendu à parler de la société japonaise à travers plusieurs écrans de subjectivité et de fétiches. Et auteurs comme personnages vivent, après tout, bel et bien dans cette société. C’est difficile, dès lors, de ne pas en parler.
Est-ce que les clichés du moment, notamment en science-fiction, ont aussi tendance à glisser vers le porno ?
G : Au contraire, le hentai des années 90 était plus enclin à raconter de longues histoires de science-fiction. Aujourd’hui, le paysage éditorial adulte japonais fait qu’il est plus difficile de mettre en place de longues histoires sur plusieurs chapitres. De ce fait, et particulièrement pour la science-fiction qui demande un effort de contextualisation, ce genre d’histoires a tendance à moins apparaître.
Plus généralement, oui, on retrouve des thèmes popularisés par les médias anime et manga plus mainstream, par exemple l’isekai (un sous-genre actuellement très populaire où un personnage interchangeable se retrouve catapulté dans un monde parallèle, nda) dans le hentai, mais c’est un mouvement qui prend souvent du temps. Ce genre de tendances passent plutôt par le milieu amateur avant de trouver leur place dans le hentai professionnel, mais ce flux existe.
Le porno japonais n’est-il pas toujours trop male-gazey ? Est-ce qu’on peut être une femme et se faire plaisir avec du hentai ?
Marjolaine : Bien sûr qu’on peut être une femme et se faire plaisir avec du hentai ! Je ne crois pas que le porno japonais soit plus orienté vers les supposés « goûts masculins » que le porno occidental. Si les femmes n’appréciaient que le porno égalitaire, elles en consommeraient très peu, et ce n’est pas ce que montrent les chiffres. Qu’est-ce que ça veut dire, un fantasme masculin ou féminin ? Il y a avant tout une norme, et celle-ci conditionne une grande partie de nos désirs, peu importe le genre duquel on se revendique. Nous avons beaucoup de lectrices, et c’est un fait méconnu mais il y a beaucoup plus d’autrices qu’on ne pourrait le penser dans le hentai.
Sur les onze titres parus chez NihoNiba, nous avons au moins trois autrices dont deux vétéranes : Cuvie et Nekomata Naomi qui ont plusieurs recueils à leur actif, et Katase Minami, dont Sexture Effect est la première publication dans ce domaine. En plus, le hentai peut être un support privilégié pour certains domaines de la sexualité. Par exemple, certaines femmes ont des fantasmes très violents et ont du mal à faire abstraction avec le porno en prise de vue réelle. Le dessin permet de tout mettre en scène tout en ayant l’assurance que personne n’en souffre, sans culpabilité. Dans le hentai, les seules limites sont celles de l’imagination.
Certains de vos titres sont difficiles à vendre et à défendre. Je pense notamment à Métamorphose, qui cultive de nombreuses thématiques dérangeantes et traumatisantes, dont le viol. Pourquoi acquérir et mettre en vente une telle œuvre ? N’est-ce pas nourrir le viol en tant que fétiche, donc sa banalisation ?
M : Métamorphose se vend tout seul, et au contraire, il est bien plus facile à défendre que d’autres par la qualité de son écriture et son fond de critique sociale, qui le distinguent de la majorité de la production. C’est justement une œuvre qui explicite le paradoxe de la violence dans la pornographie. À l’inverse des récits habituels, le monologue intérieur constant du personnage principal nous amène à nous sentir proche d’elle et en suivant son histoire de bout en bout, on ne peut prétendre ignorer la victime. L’excitation est indissociable d’autres sensations et réflexions.
Concernant la question du viol, il s’agit d’un fantasme courant qui ne trouve pas du tout ses racines dans la pornographie, mais bien dans la violence de la société en général. Et ce fantasme, lui, n’a rien à voir avec une situation réelle : les femmes peuvent s’en servir pour atteindre un plaisir qu’elles se refusent en temps normal parce qu’aujourd’hui encore, le désir des femmes est bridé, et celles qui expriment leurs désirs sont jugées. Il est intéressant de noter que le traitement du fantasme du viol ne s’exprime pas de la même manière au Japon : alors que dans la pornographie occidentale, les acteurs porno qui jouent des violeurs sont de beaux hommes, il est courant que ce soit des hommes normaux ou repoussants dans les hentai.
On pourrait aussi noter que les scènes de viol sont souvent associées à de l’ahegao… chez Nihoniba on en trouve dans Imagination Real, Métamorphose ou encore dans le dernier chapitre de Cheeky & Chubby. L’ahegao est un type de représentation des visages exprimant un plaisir ravageur – une spécificité de la bande dessinée et un tag uniquement dédié à l’expression d’un plaisir intense et la plupart du temps féminin. Ici il joue aussi un rôle de désamorçeur : le personnage ne ressent plus que du plaisir et se déconnecte de ce qu’il est en train de vivre. (ndlr: malgré le ressort comique de l’ahegao ici, la victime qui prendrait du plaisir quand même reste un des tropes liés à la culture du viol)
Au-delà du viol, c’est la question du consentement et de la représentation du désir féminin qui mériterait d’être posée.
G : Pour revenir au sujet de Métamorphose, le résumer au viol n’est vraiment pas rendre un service à ce titre. Avec cette œuvre, le mangaka Shindo L a voulu proposer l’expérience d’une spirale descendante qui nous amène à découvrir les conséquences bien réelles que peuvent avoir des comportements parfois trivialisés dans le porno. Pour un lecteur de hentai particulièrement, c’est un titre fascinant et glaçant parce que si l’auteur y amène bien sa propre touche, il ne fait finalement que reprendre des postulats communs, souvent pris à la légère dans le hentai, pour nous montrer des possibles. Dans son excès, mais aussi sa lucidité, Métamorphose amène à voir le genre sous une autre lumière, et peut être considéré comme une sorte de tournant dans une vie de lecteur de hentai. Au contraire de cultiver sa banalisation, c’est un électrochoc, violent et sans retenue, qui devrait être lu par tout lecteur de hentai capable de l’encaisser.
Même question pour Cheeky & Chubby. Est-ce qu’on peut à la fois fétichiser les rondeurs et être body-positive, selon vous ?
M : Bien sûr. Parler de fétiches montre que tout ce qui existe peut être apprécié et aimé, tout en donnant de la visibilité à des morphologies qui peuvent être invisibilisées par la norme. Nihoniba a plutôt à cœur de témoigner de la diversité des formes de sexualités avec bienveillance. N’hésitez pas à le lire : le regard posé sur les personnages de Cheeky & Chubby est loin d’être malveillant. Les filles y sont particulièrement à l’aise avec leur corps et leur sexualité. (ndlr : sur le sujet de la fétichisation des corps gros, nous vous recommandons la lecture de témoignages)
Il est un peu dur techniquement de se toucher et de lire un doujin papier. Ajoutez à ça l’offre pléthorique disponible sur internet : n’est-ce pas un frein à ce que vous proposez ? Est-ce que vous envisagez la vente d’e-books ?
M : L’offre internet et l’offre papier ne se croisent pas forcément, certains titres sont indisponibles en version française sur internet. En termes d’édition pure, la France est résiste au numérique et reste un des pays les plus attachés au format papier, donc on ne pâtit pas trop de la concurrence avec internet. Néanmoins, nous sommes en effet en train de travailler sur la vente d’e-books, afin de rendre nos mangas accessibles à encore plus de monde.
Vous fonctionnez avec des “tags” au dos de vos titres. Quels sont les fétiches qui font vendre aujourd’hui ? Et ceux de demain ?
M : Je ne suis pas sûre qu’on puisse mettre « fétiches » et « tags » au même niveau. À mon sens, les tags regroupent à la fois les envies récurrentes que sont les fétiches et des envies passagères ou momentanées. Aujourd’hui, les tags les plus attractifs sont sensiblement les mêmes que dans la pornographie vidéo mainstream, et je pense que cette évolution parallèle va se poursuivre. À titre personnel, j’espère que ceux de demain seront plus « hentai-like », comme rayon X, futanari ou ahegao, et plus égalitaires. Plus de pansexualité, de cunnis et de squirt ?
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