YouTube censure-t-il le corps des femmes ?

Cela fait déjà six mois que des vidéastes tirent la sonnette d’alarme sur les réseaux sociaux : YouTube démonétiserait sans vergogne les contenus ayant trait à la sexualité et au corps des femmes. Qu’il s’agisse de vidéos à visée éducative, présence de sous-vêtements, sujets de santé ou thématiques féministes, le champ de cette démonétisation est beaucoup plus vaste qu’on ne pourrait le croire et se traduit également par une limitation d’âge. Nous avons échangé avec des créatrices et créateurs qui utilisent la plateforme pour saisir la globalité de cette situation préoccupante.

Un algorithme sexiste ?

Lancé en mai dernier par l’association Les Internettes (initiative dédiée aux créatrices), le hashtag #MonCorpsSurYouTube rend compte au fil des témoignages des cas de démonétisation ou d’interdiction aux moins de dix huit ans vécus par certaines vidéastes sur Youtube. Citons quelques exemples : Les règles dans l’Histoire par Charlie Danger, L’avortement dans le monde par Calie, J’ai les plus petits seins du monde par Queen Camille, mais aussi Violences sexuelles par Marine Périn, alias Marinette. A en croire l’équipe YouTube, ces vidéos se caractérisent par « un caractère sexuel très prononcé », « traitent explicitement de sexe » et présentent « le risque de ne pas convenir à tous les publics ».

Avant d’en arriver à ces conclusions, le contenu est analysé automatiquement par un algorithme puis par une modération humaine, laquelle conteste (ou non) cette décision. Parler de sexualité·s ou montrer le corps de la femme suffirait-il à affoler l’algorithme ? Léa Bordier le présume. Suite d’entrevues intimistes où les femmes évoquent leur apparence et leurs complexes, sa série des Cher Corps ne plaît pas trop à la plateforme. Sur soixante vidéos, dix ont été démonétisées et/ou interdites aux mineurs, « parce que la femme parle de sexualité ou est en sous-vêtements » suppose la confidente. Pourtant, le contenu qu’elle propose est éducatif et bienveillant. « Il n’y a rien de vulgaire ou de choquant » déplore celle qui a contacté YouTube sans obtenir « de réponse concrète de leur part ».  

La sexualité, Clemity Jane en a fait son terrain de réflexions et d’amusement. Sur sa chaîne, elle chronique des sextoys, parle féminisme, pilosité, injonctions sociales ou sexe anal. 90% de ses vidéos sont considérées comme « non adaptées à la majorité des annonceurs » et catégorisées en jaune, c’est-à-dire partiellement démonétisées. Clemity n’est pas surprise : les conditions énoncées par YouTube excluent « les contenus présentant des jouets et des objets sexuels ». Le hic, c’est que toutes ses vidéos « sans sextoy ni titre sexuel » sont elles aussi démonétisées. De manière générale, le topo de Clemity est de parler de sexualité sans rien montrer.

Le mot-dièse #MonCorpsSurYouTube a beau avoir plusieurs mois, Léa Bordier et Clemity Jane constatent que ces restrictions se réitèrent « de plus en plus souvent ». « Je pensais qu’il y aurait eu un petit changement suite au hashtag et sa portée médiatique; et je me rends compte que c’est même pire qu’avant : j’ai deux fois plus de vidéos censurées » observe tristement l’instigatrice de Cher Corps. 

Si le torse nu de Tibo InShape ne déplaît pas aux annonceurs, un contenu féministe soi-disant trop « sexuel » se retrouve sur liste noire. On serait tenté d’affirmer à l’instar de Clemity Jane que « cette répression est le reflet de notre société, imprégnée de patriarcat, d’inégalités et de préjugés, où « Clitoris » est un mot  subversif, contrairement à « pénis », qui reste scientifique ».

C’est vers cette réflexion que tend Marinette, pour qui « YouTube ne censure pas seulement le corps des femmes, mais TOUT ce qui concerne LEURS DROITS », que le contenu soit lié au harcèlement sexuel ou au féminisme russe. Au fond, « c’est comme si l’algorithme prenait en compte le fait que le corps des femmes est plus souvent considéré comme un objet que celui des hommes » développe l’érudite des sextoys. Cette réalité n’est pas sans évoquer la censure de L’origine du monde et des photographies de femmes qui allaitent sur Facebook. Alors, l’algorithme YouTube est-il sexiste ? On pourrait le penser, et l’on aurait pas tort. Mais les choses sont un peu plus compliquées que cela.

Un algorithme soumis au désir des annonceurs

Car la démonétisation et la restriction d’âge ne visent pas simplement les contenus à connotation féminine. « L’algo YouTube a un problème avec la sexualité de manière générale » affirme Julien Ménielle. Sur sa chaîne pédagogico-médicale Dans Ton Corps, le vidéaste ausculte en blouse blanche les mystères et déboires de l’organisme humain. Résultat ? Quatorze de ses vidéos ont été démonétisées et / ou soumises à une limite d’âge. Sur ces vidéos, cinq traitent de la sexualité et parmi elles, trois concernent des sujets strictement masculins (le sperme, les testicules, la prostate). Sa vidéo Cancer du sein – Elles se prennent en main n’a pas été démonétisée alors que son très instructif Comment bien palper les testicules, si. Quant à savoir pourquoi ce n’est pas le cas de sa vidéo Le mystère des testicules bleus, allez comprendre.

Lorsque Julien Ménielle consacre une vidéo au clitoris, son contenu est démonétisé. Mais c’est aussi le cas lorsqu’il parle du pénis. Le plus drôle ? Ses vidéos sur l’anus artificiel et le détatouage de sa fesse ont subi le même sort (« pour nudité, j’imagine »). « Je crois que même chez YouTube ils sont paumés » se gausse-t-il avant de conclure : « YouTube démonétise des vidéos quand elles parlent de sexualité, même sans rien montrer, même si le langage est châtié, même si le contenu est à vocation éducative »

La plateforme de vidéos serait elle éprise d’un puritanisme moral sans limites ? « Une prudence financière plutôt » rectifie Clemity Jane, qui voit là une soumission de l’entreprise à des annonceurs « qu’il faut flatter et protéger ». C’est aussi l’avis de Léo Grasset, reconnu pour sa chaîne du vulgarisation scientifique Dirty Biology. Parmi ses vidéos démonétisées, citons La biologie du porno, À quoi sert un vagin, Un os dans le pénis ou encore Comment les dinosaures faisaient-ils du sexe (oui). Contrairement à ce que l’on aurait pu croire, sa vidéo Les fruits sont des ovaires dégueulasses est monétisée là où son contenu sur le pénis ne l’est plus.

Sans la moindre précision, YouTube juge donc ce qui est « sexuel » et ce qui ne l’est pas. Dans le même sac se retrouvent leçons anatomiques, éducation sexuelle et créations féministes. « Leur notion de « sexualisé » est complètement floue. C’est une phrase type envoyée pour des centaines de vidéos différentes »s’accorde à dire Léa Bordier.

Afin d’expliquer cette vague de restrictions, Léo Grasset aime avancer que « YouTube s’allonge complètement devant les annonceurs et en fait en sorte qu’ils ne retrouvent pas leurs publicités sur des vidéos qui parlent de pénis ou de vagins, car ils doivent avant tout vendre des trucs au plus grand nombre ». A l’écouter, ces annonceurs « possèdent une grille de lecture très conservatrice sur la sexualité ». C’est cette mesure de sécurité, ou absence totale de prise de risques (au choix), qui expliquerait que l’on retrouve dans le lot de la démonétisation les contenus évoquant « des trucs qui ne devraient pas nécessairement être dans la case « sexualisation » comme le sperme ou les organes reproducteurs ».   

Peut-on quitter YouTube ?

Les raisons de cette démonétisation ont beau être abstraites, les conséquences, elles, sont concrètes. La vidéo concernée disparaît des tendances et des recommandations, ce qui induit une grande perte de visibilité – et, forcément, nuit au pluralisme qu’est censé synthétiser notre page d’accueil YouTube.

Il importe dès lors d’avoir à l’esprit les solutions qui conviennent. Par exemple, Julien Ménielle fait systématiquement appel à la vérification manuelle afin d’exiger une réévaluation de son contenu par l’équipe YouTube. « Jusqu’ici ça marchait peu, là ça a l’air d’aller mieux » nous assure-t-il. Résultat, ses vidéos consacrées au pénis et au clitoris ont été remonétisées. « L’une de mes vidéos était 13ème des tendances, elle a été démonétisée et elle a disparu instantanément des tendances. J’ai fait appel, elle a été remonétisée et instantanément remontée 13ème des tendances » détaille-t-il.

Seulement, le souci de ce genre de vérifications est qu’il exige un temps d’attente d’au moins vingt-quatre heures. Léa Bordier l’a appris à ses dépends. Un jour, elle met en ligne un nouvel épisode de Cher Corps. Sans encombres. Puis le ré-uploade quelques minutes plus tard « avec une mini modif de montage ». Soudain, YouTube l’alarme : le contenu est jugé inapproprié. Pourtant, aucune différence de propos ou d’images à signaler entre les deux versions. Un appel à la vérification manuelle et une journée d’attente plus tard, la situation revient à la normale.

Dans ce contexte inquiétant de jugement aléatoire, il est peut-être temps de rêver aux alternatives. Des plateformes porno comme Pornhub ou Xvideos, par exemple, rémunèrent les créateurs de contenus de la même manière que YouTube  : via la publicité. Mais cela laisse le toubib de Dans Ton Corps circonspect. « Si je mets ma vidéo sur YouTube, elle fait 400.000 vues, si je la mets sur Pornhub, elle va faire quoi, 2.000 vues ? » ironise celui qui l’affirme aujourd’hui : « si une plateforme arrivait à la cheville de YouTube en terme de visibilité, on serait déjà un paquet à avoir migré ».

Pour le créateur de Dirty Biology, « YouTube est incontournable et n’a pas de concurrence sur ce marché ». Surtout pas Dailymotion. S’il a mis en ligne ses vidéos liées au sexe sur Pornhub c’était « surtout pour la blague » mais il ne croit pas que ces contenus aient « une quelconque chance de générer de quoi se payer un demi-kebab » sur un site pour adultes. Désormais, c’est son compte Tipeee et une subvention du CNC qui lui permettent de générer des revenus stables. Un certain confort en attendant que « YouTube arrivait à détendre les annonceurs, en proposant par exemple des outils de mise en relation directes entre créateurs et annonceurs » espère le vidéaste.

« Ne pas bosser que sur YouTube »

Mais l’on se doute, il est très difficile de faire entendre sa voix face aux annonceurs. « On ne fait pas le poids » déplore Léa Bordier, qui refuse toute forme de concession.« Se censurer serait censurer les paroles de ces femmes » affirme-t-elle. Le comble pour un site qui, avec son programme #EllesFontYouTube, fait pourtant en sorte de mettre en avant les créatrices les plus prometteuse.

Dans un futur proche, la solution serait « d’avoir un examen réfléchi par des humains ouvert d’esprit et « sexe-positif », ce qui semble impossible au vu des millions de vidéos postées tous les jours » avoue Clemity Jane. Celle qui voit en YouTube l’endroit idéal pour « aider l’autre, communiquer un message et des idées » trouve quand même de bienveillants annonceurs, puisqu’en cohérence totale avec son contenu. Passage du Désir par exemple, un lovestore de renom qu’elle affectionne particulièrement. Pour elle, conserver son identité ne l’empêchera pas de progresser sur YouTube, « lentement mais sûrement !« .

Julien Ménielle, lui, ne voue plus trop d’espoirs à cette plateforme : « …à part continuer à gueuler et attendre soit que YouTube se décide à apporter plus de considération à ses créateurs OU qu’un concurrent viable (Amazon ?) apparaisse, je vois pas trop. Si : ne pas bosser que sur YouTube, personnellement, c’est mon nouvel objectif ».

Par-delà toutes ces problématiques dites du « caractère sexuel », l’algorithme YouTube nous incite à interroger ce qui apparaît comme « non adapté à la majorité des annonceurs », comme le dit l’intitulé. Le plus souvent, ces décisions épousent le point de vue global que portent les organismes d’autorité sur ce qui constitue notre société. Un exemple ? Julien Ménielle nous affirme que « [sa] vidéo sur le cannabis a été démonétisée ». Mais c’est une autre histoire.

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